– Mais pensez-vous donc, Aramis, qu’elle aime cet Italien au point qu’on le dit?
– Elle a bien aimé un Anglais.
– Eh! mon cher, elle est femme!
– Non pas; vous vous trompez, Athos, elle est reine!
– Cher ami, je me dévoue et vais demander audience à Anne d’Autriche.
– Adieu, Athos, je vais lever une armée.
– Pour quoi faire?
– Pour revenir assiéger Rueil.
– Où nous retrouverons-nous?
– Au pied de la potence du cardinal.
Et les deux amis se séparèrent, Aramis pour retourner à Paris, Athos pour s’ouvrir par quelques démarches préparatoires un chemin jusqu’à la reine.
LXXXV. La reconnaissance d’Anne d’Autriche
Athos éprouva beaucoup moins de difficulté qu’il ne s’y était attendu à pénétrer près d’Anne d’Autriche; à la première démarche, tout s’aplanit, au contraire, et l’audience qu’il désirait lui fut accordée pour le lendemain, à la suite du lever, auquel sa naissance lui donnait le droit d’assister.
Une grande foule emplissait les appartements de Saint-Germain; jamais au Louvre ou au Palais-Royal Anne d’Autriche n’avait eu plus grand nombre de courtisans; seulement, un mouvement s’était fait parmi cette foule qui appartenait à la noblesse secondaire, tandis que tous les premiers gentilshommes de France étaient près de M. de Conti, de M. de Beaufort et du coadjuteur.
Au reste, une grande gaieté régnait dans cette cour. Le caractère particulier de cette guerre fut qu’il y eut plus de couplets faits que de coups de canon tirés. La cour chansonnait les Parisiens, qui chansonnaient la cour, et les blessures, pour n’être pas mortelles, n’en étaient pas moins douloureuses, faites qu’elles étaient avec l’arme du ridicule.
Mais au milieu de cette hilarité générale et de cette futilité apparente, une grande préoccupation vivait au fond de toutes les pensées, Mazarin resterait-il ministre ou favori, ou Mazarin, venu du Midi comme un nuage, s’en irait-il emporté par le vent qui l’avait apporté? Tout le monde l’espérait, tout le monde le désirait; de sorte que le ministre sentait qu’autour de lui tous les hommages, toutes les courtisaneries recouvraient un fond de haine mal déguisée sous la crainte et sous l’intérêt. Il se sentait mal à l’aise, ne sachant sur quoi faire compte ni sur qui s’appuyer.
M. le Prince lui-même, qui combattait pour lui, ne manquait jamais une occasion ou de le railler ou de l’humilier; et, à deux ou trois reprises, Mazarin ayant voulu, devant le vainqueur de Rocroy, faire acte de volonté, celui-ci l’avait regardé de manière à lui faire comprendre que, s’il le défendait, ce n’était ni par conviction ni par enthousiasme.
Alors le cardinal se rejetait vers la reine, son seul appui. Mais à deux ou trois reprises il lui avait semblé sentir cet appui vaciller sous sa main.
L’heure de l’audience arrivée, on annonça au comte de La Fère qu’elle aurait toujours lieu, mais qu’il devait attendre quelques instants, la reine ayant conseil à tenir avec le ministre.
C’était la vérité. Paris venait d’envoyer une nouvelle députation qui devait tâcher de donner enfin quelque tournure aux affaires, et la reine se consultait avec Mazarin sur l’accueil à faire à ces députés.
La préoccupation était grande parmi les hauts personnages de l’État Athos ne pouvait donc choisir un plus mauvais moment pour parler de ses amis, pauvres atomes perdus dans ce tourbillon déchaîné.
Mais Athos était un homme inflexible qui ne marchandait pas avec une décision prise, quand cette décision lui paraissait émanée de sa conscience et dictée par son devoir; il insista pour être introduit, en disant que, quoiqu’il ne fût député ni de M. de Conti, ni de M. de Beaufort, ni de M. de Bouillon, ni de M. d’Elbeuf, ni du coadjuteur, ni de madame de Longueville, ni de Broussel, ni du parlement, et qu’il vînt pour son propre compte il n’en avait pas moins les choses les plus importantes à dire à Sa Majesté.
La conférence finie, la reine le fit appeler dans son cabinet.
Athos fut introduit et se nomma. C’était un nom qui avait trop de fois retenti aux oreilles de Sa Majesté et trop de fois vibré dans son cœur, pour qu’Anne d’Autriche ne le reconnût point; cependant elle demeura impassible, se contentant de regarder ce gentilhomme avec cette fixité qui n’est permise qu’aux femmes reines soit par la beauté, soit par le sang.
– C’est donc un service que vous offrez de nous rendre, comte? demanda Anne d’Autriche après un instant de silence.
– Oui, Madame, encore un service, dit Athos, choqué de ce que la reine ne paraissait point le reconnaître.
C’était un grand cœur qu’Athos, et par conséquent un bien pauvre courtisan.
Anne fronça le sourcil. Mazarin, qui, assis devant une table, feuilletait des papiers comme eût pu le faire un simple secrétaire d’État, leva la tête.
– Parlez, dit la reine.
Mazarin se remit à feuilleter ses papiers.
– Madame, reprit Athos, deux de nos amis, deux des plus intrépides serviteurs de Votre Majesté, M. d’Artagnan et M. du Vallon, envoyés en Angleterre par M. le cardinal, ont disparu tout à coup au moment où ils mettaient le pied sur la terre de France, et l’on ne sait ce qu’ils sont devenus.
– Eh bien? dit la reine.
– Eh bien! dit Athos, je m’adresse à la bienveillance de Votre Majesté pour savoir ce que sont devenus ces deux gentilshommes, me réservant, s’il le faut ensuite, de m’adresser à sa justice.
– Monsieur, répondit Anne d’Autriche avec cette hauteur qui, vis-à-vis de certains hommes, devenait de l’impertinence, voilà donc pourquoi vous nous troublez au milieu des grandes préoccupations qui nous agitent? Une affaire de police! Eh! monsieur, vous savez bien, ou vous devez bien le savoir, que nous n’avons plus de police depuis que nous ne sommes plus à Paris.
– Je crois que Votre Majesté, dit Athos en s’inclinant avec un froid respect, n’aurait pas besoin de s’informer à la police pour savoir ce que sont devenus MM. d’Artagnan et du Vallon; et que si elle voulait bien interroger M. le cardinal à l’endroit de ces deux gentilshommes, M. le cardinal pourrait lui répondre sans interroger autre chose que ses propres souvenirs.
– Mais, Dieu me pardonne! dit Anne d’Autriche avec ce dédaigneux mouvement des lèvres qui lui était particulier, je crois que vous interrogez vous-même.
– Oui, Madame, et j’en ai presque le droit, car il s’agit de M. d’Artagnan, de M. d’Artagnan, entendez-vous bien, Madame? dit-il de manière à courber sous les souvenirs de la femme le front de la reine.
Mazarin comprit qu’il était temps de venir au secours d’Anne d’Autriche.
– Monsou le comte, dit-il, je veux bien vous apprendre une chose qu’ignore Sa Majesté, c’est ce que sont devenus ces deux gentilshommes. Ils ont désobéi, et ils sont aux arrêts.
– Je supplie donc Votre Majesté, dit Athos toujours impassible et sans répondre à Mazarin, de lever ces arrêts en faveur de MM. d’Artagnan et du Vallon.
– Ce que vous me demandez est une affaire de discipline et ne me regarde point, monsieur, répondit la reine.
– M. d’Artagnan n’a jamais répondu cela lorsqu’il s’est agi du service de Votre Majesté, dit Athos en saluant avec dignité.
Et il fit deux pas en arrière pour regagner la porte, Mazarin l’arrêta.
– Vous venez aussi d’Angleterre, monsieur? dit-il en faisant un signe à la reine, qui pâlissait visiblement et s’apprêtait à donner un ordre rigoureux.
– Et j’ai assisté aux derniers moments du roi Charles I er, dit Athos. Pauvre roi! coupable tout au plus de faiblesse, et que ses sujets ont puni bien sévèrement; car les trônes sont bien ébranlés à cette heure, et il ne fait pas bon, pour les cœurs dévoués, de servir les intérêts des princes. C’était la seconde fois que M. d’Artagnan allait en Angleterre: la première, c’était pour l’honneur d’une grande reine; la seconde, c’était pour la vie d’un grand roi.
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