Ces paroles, prononcées avec sévérité, firent revenir à l’insolence la physionomie dépitée de maître Olivier.
«Bon, murmura-t-il presque tout haut, on voit bien que le roi est malade aujourd’hui. Il donne tout au médecin.»
Louis XI, loin de s’irriter de cette incartade, reprit avec quelque douceur: «Tenez, j’oubliais encore que je vous ai fait mon ambassadeur à Gand près de madame Marie. Oui, messieurs, ajouta le roi en se tournant vers les Flamands, celui-ci a été ambassadeur. – Là, mon compère, poursuivit-il en s’adressant à maître Olivier, ne nous fâchons pas, nous sommes vieux amis. Voilà qu’il est très tard. Nous avons terminé notre travail. Rasez-moi.»
Nos lecteurs n’ont sans doute pas attendu jusqu’à présent pour reconnaître dans maître Olivier ce Figaro terrible que la providence, cette grande faiseuse de drames, a mêlé si artistement à la longue et sanglante comédie de Louis XI. Ce n’est pas ici que nous entreprendrons de développer cette figure singulière. Ce barbier du roi avait trois noms. À la cour, on l’appelait poliment Olivier le Daim; parmi le peuple, Olivier le Diable. Il s’appelait de son vrai nom Olivier le Mauvais.
Olivier le Mauvais donc resta immobile, boudant le roi, en regardant Jacques Coictier de travers.
«Oui, oui! le médecin! disait-il entre ses dents.
– Eh! oui, le médecin, reprit Louis XI avec une bonhomie singulière, le médecin a plus de crédit encore que toi. C’est tout simple. Il a prise sur nous par tout le corps, et tu ne nous tiens que par le menton. Va, mon pauvre barbier, cela se retrouvera. Que dirais-tu donc, et que deviendrait ta charge si j’étais un roi comme le roi Chilpéric qui avait pour geste de tenir sa barbe d’une main? – Allons, mon compère, vaque à ton office, rase-moi. Va chercher ce qu’il te faut.»
Olivier, voyant que le roi avait pris le parti de rire et qu’il n’y avait pas même moyen de le fâcher, sortit en grondant pour exécuter ses ordres.
Le roi se leva, s’approcha de la fenêtre, et tout à coup l’ouvrant avec une agitation extraordinaire: «Oh! oui! s’écria-t-il en battant des mains, voilà une rougeur dans le ciel sur la Cité. C ’est le bailli qui brûle. Ce ne peut être que cela. Ah! mon bon peuple! voilà donc que tu m’aides enfin à l’écroulement des seigneuries!»
Alors, se tournant vers les Flamands: «Messieurs, venez voir ceci. N’est-ce pas un feu qui rougeoie?»
Les deux Gantois s’approchèrent.
«Un grand feu, dit Guillaume Rym.
– Oh! ajouta Coppenole, dont les yeux étincelèrent tout à coup, cela me rappelle le brûlement de la maison du seigneur d’Hymbercourt. Il doit y avoir une grosse révolte là-bas.
– Vous croyez, maître Coppenole?» Et le regard de Louis XI était presque aussi joyeux que celui du chaussetier. «N’est-ce pas qu’il sera difficile d’y résister?
– Croix-Dieu! Sire! Votre Majesté ébréchera là-dessus bien des compagnies de gens de guerre!
– Ah! moi! c’est différent, repartit le roi. Si je voulais!…»
Le chaussetier répondit hardiment:
«Si cette révolte est ce que je suppose, vous auriez beau vouloir, Sire!
– Compère, dit Louis XI, avec deux compagnies de mon ordonnance et une volée de serpentine, on a bon marché d’une populace de manants.»
Le chaussetier, malgré les signes que lui faisait Guillaume Rym, paraissait déterminé à tenir tête au roi.
«Sire, les suisses aussi étaient des manants. Monsieur le duc de Bourgogne était un grand gentilhomme, et il faisait fi de cette canaille. À la bataille de Grandson, Sire, il criait: Gens de canons! feu sur ces vilains! et il jurait par Saint-Georges. Mais l’avoyer Scharnachtal se rua sur le beau duc avec sa massue et son peuple, et de la rencontre des paysans à peaux de buffle la luisante armée bourguignonne s’éclata comme une vitre au choc d’un caillou. Il y eut là bien des chevaliers de tués par des marauds; et l’on trouva monsieur de Château-Guyon, le plus grand seigneur de la Bourgogne, mort avec son grand cheval grison dans un petit pré de marais.
– L’ami, repartit le roi, vous parlez d’une bataille. Il s’agit d’une mutinerie. Et j’en viendrai à bout quand il me plaira de froncer le sourcil.»
L’autre répliqua avec indifférence:
«Cela se peut, Sire. En ce cas, c’est que l’heure du peuple n’est pas venue.»
Guillaume Rym crut devoir intervenir.
«Maître Coppenole, vous parlez à un puissant roi.
– Je le sais, répondit gravement le chaussetier.
– Laissez-le dire, monsieur Rym mon ami, dit le roi, j’aime ce franc-parler. Mon père Charles septième disait que la vérité était malade. Je croyais, moi, qu’elle était morte, et qu’elle n’avait point trouvé de confesseur. Maître Coppenole me détrompe.»
Alors, posant familièrement sa main sur l’épaule de Coppenole:
«Vous disiez donc, maître Jacques?…
– Je dis, Sire, que vous avez peut-être raison, que l’heure du peuple n’est pas venue chez vous.»
Louis XI le regarda avec son œil pénétrant.
«Et quand viendra cette heure, maître?
– Vous l’entendrez sonner.
– À quelle horloge, s’il vous plaît?»
Coppenole avec sa contenance tranquille et rustique fit approcher le roi de la fenêtre.
«Écoutez, Sire! Il y a ici un donjon, un beffroi, des canons, des bourgeois, des soldats. Quand le beffroi bourdonnera, quand les canons gronderont, quand le donjon croulera à grand bruit, quand bourgeois et soldats hurleront et s’entre-tueront, c’est l’heure qui sonnera.»
Le visage de Louis devint sombre et rêveur. Il resta un moment silencieux, puis il frappa doucement de la main, comme on flatte une croupe de destrier, l’épaisse muraille du donjon. «Oh! que non! dit-il. N’est-ce pas que tu ne crouleras pas si aisément, ma bonne Bastille?»
Et se tournant d’un geste brusque vers le hardi flamand:
«Avez-vous jamais vu une révolte, maître Jacques?
– J’en ai fait, dit le chaussetier.
– Comment faites-vous, dit le roi, pour faire une révolte?
– Ah! répondit Coppenole, ce n’est pas bien difficile. Il y a cent façons. D’abord il faut qu’on soit mécontent dans la ville. La chose n’est pas rare. Et puis le caractère des habitants. Ceux de Gand sont commodes à la révolte. Ils aiment toujours le fils du prince, le prince jamais. Eh bien! un matin, je suppose, on entre dans ma boutique, on me dit: Père Coppenole, il y a ceci, il y a cela, la demoiselle de Flandre veut sauver ses ministres, le grand bailli double le tru de l’esgrin, ou autre chose. Ce qu’on veut. Moi, je laisse là l’ouvrage, je sors de ma chausseterie, et je vais dans la rue, et je crie: À sac! Il y a bien toujours là quelque futaille défoncée. Je monte dessus, et je dis tout haut les premières paroles venues, ce que j’ai sur le cœur; et quand on est du peuple, Sire, on a toujours quelque chose sur le cœur. Alors on s’attroupe, on crie, on sonne le tocsin, on arme les manants du désarmement des soldats, les gens du marché s’y joignent, et l’on va! Et ce sera toujours ainsi, tant qu’il y aura des seigneurs dans les seigneuries, des bourgeois dans les bourgs, et des paysans dans les pays.
– Et contre qui vous rebellez-vous ainsi? demanda le roi. Contre vos baillis? contre vos seigneurs?
– Quelquefois. C’est selon. Contre le duc aussi, quelquefois.»
Louis XI alla se rasseoir, et dit avec un sourire:
«Ah! ici, ils n’en sont encore qu’aux baillis!»
En cet instant Olivier le Daim rentra. Il était suivi de deux pages qui portaient les toilettes du roi; mais ce qui frappa Louis XI, c’est qu’il était en outre accompagné du prévôt de Paris et du chevalier du guet, lesquels paraissaient consternés. Le rancuneux barbier avait aussi l’air consterné, mais content en dessous. C’est lui qui prit la parole:
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