– Je t’ai déjà dit… Il la prit sur ses genoux. De nouveau il se sentait complètement heureux.
– Je t’ai déjà dit que je t’aimais bien en gros et en détail.
– Alors, détaille, dit Chloé, en se laissant aller dans les bras de Colin, câline comme une couleuvre.
– Pardon, Monsieur, dit Nicolas. Monsieur désire-t-il que nous descendions ici?
L’auto s’était arrêtée devant un hôtel au bord de la route. C’était la bonne route, lisse, moirée de reflets photogéniques, avec des arbres parfaitement cylindriques des deux côtés, de l’herbe fraîche, du soleil, des vaches dans les champs, des barrières vermoulues, des haies en fleur, des pommes aux pommiers et des feuilles mortes en petits tas, avec de la neige de place en place pour varier le paysage, des palmiers, des mimosas et des pins du Nord dans le jardin de l’hôtel et un garçon roux et ébouriffé qui conduisait deux moutons et un chien ivre. D’un côté de la route il y avait du vent et de l’autre pas. On choisissait celui qui vous plaisait. Un arbre sur deux, seulement, donnait de l’ombre, et, dans un seul des fossés, on trouvait des grenouilles.
– Descendons ici, dit Colin. Aussi bien, nous n’arriverons pas au Sud aujourd’hui.
Nicolas ouvrit la portière et mit pied à terre. Il portait un beau costume de chauffeur en cuir de porc et une élégante casquette assortie. Il recula de deux pas et regarda la voiture. Colin et Chloé descendirent aussi.
– Notre véhicule est passablement souillé, dit Nicolas. C’est toute cette boue que nous avons traversée.
– Ça ne fait rien, dit Chloé, on va le faire laver à l’hôtel…
– Entre, et va voir si ils ont des chambres, dit Colin, et de quoi se nutritionner.
– Très bien, Monsieur, dit Nicolas, portant la main à sa casquette, et plus exaspérant que jamais.
Il poussa la barrière de chêne cirée dont la poignée recouverte de velours lui donna le frisson. Ses pas firent craquer le gravier et il monta les deux marches. La porte vitrée céda sous sa poussée et il disparut dans le bâtiment.
Les jalousies étaient baissées et l’on n’entendait aucun bruit. Le soleil cuisait doucement les pommes tombées et les faisait éclore en petits pommiers verts et frais, qui fleurissaient instantanément et donnaient des pommes plus petites encore. A la troisième génération, on ne voyait plus guère qu’une sorte de mousse verte et rose où des pommes minuscules roulaient comme des billes.
Quelques bestioles zonzonnaient dans le soleil, se rendant à des tâches incertaines, et dont certaines consistaient en une rapide giration sur place. Du côté venteux de la route, les graminées se courbaient en sourdine, des feuilles voltigeaient avec un froissement léger. Quelques insectes à élytres tentaient de remonter le courant en produisant un petit clapotis semblable à celui des roues d’un vapeur cinglant vers les grands lacs.
Colin et Chloé, l’un près de l’autre, se laissaient insoler sans rien dire et leurs cœurs battaient, tous deux, sur un rythme de boogie.
La porte vitrée grinça faiblement. Nicolas réapparut. Sa casquette était de travers et son costume en désordre.
– Ils t’ont mis dehors? demanda Colin.
– Non, Monsieur, dit Nicolas. Ils peuvent recevoir Monsieur et Madame, et s’occuper de la voiture.
– Que t’est-il arrivé? demanda Chloé.
– Euh!… dit Nicolas. Le patron n’est p as là… J’ai été reçu par sa fille…
– Arrange-toi, dit Colin. Tu n’es pas correct.
– Je prie Monsieur de m’excuser, dit Nicolas, mais j’ai pensé que deux chambres valaient un sacrifice…
– Va te mettre en civil, dit Colin, et recommence à parler normalement. Tu me mets les nerfs en bobines!…
Chloé s’arrêta pour jouer avec un petit tas de neige.
Les flocons, doux et frais, restaient blancs et ne fondaient pas.
– Regarde comme elle est jolie, dit-elle à Colin. Sous la neige, il y avait des primevères, des bleuets et des coquelicots.
– Oui, dit Colin. Mais tu as tort de toucher ça. Tu vas avoir froid.
– Oh! non, dit Chloé, et elle se mit à tousser comme une étoffe de soie qui se déchire.
– Ma Chloé, dit Colin en l’entourant de ses bras, ne tousse p as comme ça, tu me fais mal!
Elle lâcha la neige qui tomba lentement comme du duvet et se remit à briller au soleil.
– Je n’aime pas cette neige, murmura Nicolas. Il se reprit aussitôt.
– Je prie Monsieur de m’excuser pour la liberté de ce langage. Colin retira un de ses souliers et le précipita à la figure de Nicolas qui se baissa pour gratter une petite tache à son pantalon, et se releva au bruit du verre cassé.
– Oh! Monsieur… dit Nicolas avec reproche, c’est la fenêtre de la chambre de Monsieur!…
– Eh bien, tant pis! dit Colin. Ça nous aérera… Et puis, ça t’apprendra à parler comme un idiot…
Il se dirigea à cloche-pied, aidé par Chloé, vers la porte de l’hôtel. Le carreau cassé commençait à repousser. Une mince pellicule se formait sur les bords du châssis, opalescente et irisée d’éclats incertains, aux couleurs vagues et changeantes.
– As-tu bien dormi? demanda Colin.
– Pas mal, et toi? dit Nicolas, en civil cette fois. Chloé bâilla et prit le pichet de sirop de câpres.
– Ce carreau m’a empêché de dormir, dit-elle.
– Il n’est pas fermé? demanda Nicolas.
– Pas tout à fait, dit Chloé. La fontanelle est encore assez ouverte pour laisser passer un fameux courant d’air. Ce matin, j’avais la poitrine toute p leine de cette neige…
– C’est assommant, dit Nicolas. Je vais les engueuler sévèrement. Au fait, on repart ce matin?
– Après midi, dit Colin.
– Faudra que je remette ma tenue de chauffeur, dit Nicolas.
– Oh! Nicolas… dit Colin. Si tu continues… Je…
– Oui, dit Nicolas, mais pas maintenant.
Il engloutit son bol de sirop de câpres et termina ses tartines.
– Je vais faire un tour à la cuisine, annonça-t-il en se levant et en rectifiant son nœud de cravate au moyen d’un alésoir de poche.
Il quitta la pièce et on entendit le bruit de ses pas décroître en direction, probable, de la cuisine.
– Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, ma Chloé? demanda Colin.
– S’embrasser, dit Chloé.
– Sûr!… répondit Colin. Mais après?
– Après, dit Chloé, je ne peux pas le dire tout haut.
– Bon, dit Colin, mais après?
– Après, dit Chloé, il sera l’heure de déjeuner. Prends-moi dans tes bras.
J’ai froid. C’est cette neige…
Le soleil entrait à vagues dorées dans la pièce.
– Il ne fait p as froid ici, dit Colin.
– Non, dit Chloé en se serrant contre lui, mais j’ai froid. Après, j’écrirai à Alise…
Dès le début de la rue, la foule se bousculait pour accéder à la salle où Jean-Sol donnait sa conférence.
Les gens utilisaient les ruses les plus variées pour déjouer la surveillance du cordon sanitaire chargé d’examiner la validité des cartes d’invitation, car on en avait mis en circulation de fausses par dizaines de milliers.
Certains arrivaient en corbillard et les gendarmes plongeaient une longue pique d’acier dans le cercueil, les clouant au chêne pour l’éternité, ce qui évitait de les en sortir pour l’inhumation et ne causait de tort qu’aux vrais morts éventuels dont le linceul se trouvait bousillé. D’autres se faisaient parachuter par avion spécial (et l’on se battait aussi au Bourget pour monter en avion). Une équipe de pompiers prenaient ceux-là pour cible et, au moyen de lances d’incendie, les déviaient vers la scène où ils se noyaient misérablement. D’autres, enfin, tentaient d’arriver par les égouts. On les repoussait à grands coups de souliers ferrés sur les jointures au moment où ils s’agrippaient au rebord pour se rétablir et sortir, et les rats se chargeaient du reste. Mais rien ne décourageait ces passionnés. Ce n’étaient pas les mêmes, il faut cependant l’avouer, qui se noyaient et qui persévéraient dans leurs tentatives, et la rumeur montait vers le zénith, se répercutant sur les nuages en un roulement caverneux.
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