Le Religieux prit son souffle et commença de chanter le cérémonial, soutenu par un fond de onze trompettes bouchées jouant à l’unisson. Le Chevêche somnolait doucement, la main sur la crosse. Il savait qu’on le réveillerait au moment de chanter à son tour.
L’ouverture et le cérémonial étaient écrits sur des thèmes classiques de blues. Pour l’Engagement, Colin avait demandé que l’on jouât l’arrangement de Duke Ellington sur un vieil air bien connu, Chloé.
Devant Colin, accroché à la paroi, en voyait Jésus sur une grande croix noire. Il paraissait heureux d’avoir été invité et regardait tout cela avec intérêt. Colin tenait la main de Chloé et souriait vaguement à Jésus. Il était un peu fatigué. La cérémonie lui revenait très cher, cinq mille doublezons et il était content qu’elle fût réussie.
Il y avait des fleurs tout autour de l’autel. Il aimait la musique que l’on jouait en ce moment. Il vit le Religieux devant lui et reconnut l’air. Alors, il ferma doucement les yeux, il se pencha un peu en avant et il dit: «Oui.»
Chloé dit «Oui» aussi et le Religieux leur serra vigoureusement la main. L’orchestre repartit de plus belle et le Chevêche se leva pour l’Exhortation. Le Chuiche se glissait entre deux rangées de personnes pour donner un grand coup de canne sur les doigts de Chick qui venait d’ouvrir son livre, au lieu d’écouter.
Le Chevêche était parti; Colin et Chloé, debout dans la sacristoche, recevaient des poignées de main et des injures pour leur porter bonheur. D’autres gens leur donnaient des conseils pour la nuit, un camelot passa en leur proposant des photographies pour s’instruire. Ils commençaient à se sentir très las. La musique jouait toujours et les gens dansaient dans l’église où l’on servait la glace lustrale et les rafraîchissements pieux, avec des petits sandwiches à la morue. Le Religieux avait remis ses habits de tous les jours, avec un gros trou sur la fesse, mais il comptait se payer un surtout neuf avec le bénéfice pris sur les cinq mille doublezons. En plus, il venait d’escroquer l’orchestre, comme on fait toujours, et de refuser de payer le cachet du chef, puisque celui-ci était mort avant d’avoir commencé. Le Bedon et le Chuiche déshabillaient les enfants de Foi pour remettre leurs costumes en place, et le Chuiche se chargeait spécialement des petites filles. Les deux sous-Chiches, engagés comme extras, étaient partis. Le camion des peintureurs attendait dehors. Ils s’apprêtaient à enlever le jaune et le violet pour les remettre dans des petits pots tout dégoûtants.
Aux côtés de Colin et de Chloé, Alise et Chick, Isis et Nicolas, recevaient aussi des poignées de main. Les frères Desmaret en donnaient. Lorsque Pégase voyait son frère se rapprocher trop d’Isis qui était à ses côtés, il lui pinçait la hanche de toutes ses forces en le traitant d’inverti.
Il restait encore une douzaine de personnes. C’étaient les amis personnels de Colin et de Chloé qui devaient venir à la réception de l’après-midi. Ils sortirent tous de l’église en jetant un dernier regard aux fleurs de l’autel et sentirent l’air froid les frapper au visage en arrivant sur le perron. Chloé se mit à tousser et descendit les marches très vite pour entrer dans la voiture chaude. Elle se pelotonna sur les coussins et attendit Colin.
Les autres, sur le perron, regardaient partir les musiciens que l’on emmenait dans une voiture cellulaire parce qu’ils avaient tous des dettes. Ils étaient serrés comme des sardines et soufflaient, pour se venger, dans leurs instruments, ce qui, de la part des violonistes, produisait un bruit abominable.
De forme sensiblement carrée, assez élevée de plafond, la chambre de Colin prenait jour sur le dehors par une baie de cinquante centimètres de haut qui courait sur toute la longueur du mur à un mètre vingt du sol environ. Le plancher était recouvert d’un épais tapis orange clair et les murs tendus de cuir naturel.
Le lit ne reposait pas sur le tapis, mais sur une plateforme à mi-hauteur du mur. On y accédait par une petite échelle de chêne syracusé garnie de cuivre rouge-blanc. La niche formée par la plate-forme, sous le lit, servait de boudoir. Il s’y trouvait des livres et des fauteuils confortables, et la photographie du Dalaï-Lama.
Colin dormait encore. Chloé venait de se réveiller et le regardait. Elle avait les cheveux en désordre et paraissait encore plus jeune. Il ne restait, sur le lit, qu’un drap, celui de dessous, le reste avait voltigé dans toute la pièce, bien chauffée par des pompes à feu. Elle était maintenant assise, les genoux remontés sous le menton, et se frottait les yeux, puis s’étira et se laissa retomber en arrière et l’oreiller s’infléchit sous son poids.
Colin était étendu à plat ventre, les bras autour de son traversin, et bavait comme un vieux bébé. Chloé se mit à rire et s’agenouilla à côté de lui pour le secouer vigoureusement. Il se réveilla, se souleva sur les poignets, s’assit et l’embrassa avant d’ouvrir les yeux. Chloé se laissa faire avec une certaine complaisance, le guidant vers les places de choix. Elle avait une peau ambrée et savoureuse comme de la pâte d’amandes.
La souris grise à moustaches noires grimpa le long de l’échelle et vint les avertir que Nicolas attendait. Il se rappelèrent le voyage et bondirent hors du lit. La souris profitait de leur inattention pour puiser largement dans une grosse boite de chocolats à la sapote qui se trouvait au chevet du lit.
Ils firent promptement leur toilette, mirent des costumes assortis et se hâtèrent vers la cuisine. Nicolas les avait invités à prendre le petit déjeuner dans son domaine. La souris les suivit et s’arrêta dans le couloir. Elle voulait voir pourquoi les soleils n’entraient p as aussi bien que d’habitude, et les engueuler à l’occasion.
– Alors, dit Nicolas, vous avez bien dormi?
Les yeux de Nicolas étaient cernés et son teint plus ou moins brouillé.
– Très bien, dit Chloé qui se laissa tomber sur une chaise, car elle avait du mal à se tenir debout.
– Et toi? demanda Colin qui glissa et se retrouva assis par terre, sans faire aucun effort pour se rattraper.
– Moi, dit Nicolas, j’ai racompagné Isis chez elle et elle m’a fait boire, comme il se doit.
– Ses parents n’étaient pas là? demanda Chloé.
– Non, dit Nicolas. Il y avait juste ses deux cousines, et elles ont absolument voulu que je reste.
– Elles avaient quel âge? demanda Colin insidieusement.
– Je ne sais pas, dit Nicolas. M ais, au toucher, je donnerais seize ans à l’une et dix-huit ans à l’autre.
– Tu as passé la nuit là-bas? demanda Colin.
– Euh!… dit Nicolas… Elles étaient toutes les trois un peu éméchées, alors… j’ai dû les mettre au lit. Le lit d’Isis est très grand… Il y avait encore une place. Je n’ai pas voulu vous réveiller, alors, j’ai dormi avec elles.
– Dormi?… dit Chloé… Le lit devait être très dur parce que tu as bien mauvaise mine…
Nicolas toussa d’une façon peu naturelle et s’affaira autour des appareils électriques.
– Goûtez ça, dit-il pour changer la conversation.
C’étaient des abricots fourrés aux dattes et aux pruneaux dans un sirop onctueux et caramélisé sur le dessus.
– Est-ce que tu pourras conduire? demanda Colin.
– J’essaierai, dit Nicolas.
– C’est bon, ça, dit Chloé. Prends-en avec nous, Nicolas.
– Je préfère quelque chose de plus remontant, dit Nicolas. Il se confectionna un horrible breuvage sous les yeux de Colin et de Chloé. Il y avait du vin blanc, une cuillerée de vinaigre, cinq jaunes d’œufs, deux huîtres, et cent grammes de viande hachée avec de la crème fraîche et une pincée d’hyposulfite de soude. Le tout descendit dans son gosier, en faisant le bruit d’un cyclotron en pleine vitesse.
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