Fédor Dostoïevski - L’Éternel Mari

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Dans ce «vaudeville à la russe», Dostoïevski retrouve l'inspiration comique du Double et du Crocodile. De nouveau l'enfermement, les déambulations, la solitude et de nouveau la jalousie, le baiser entre ennemis, et le désir mimétique. Le mot «éternel» du titre suggère la répétition infinie du triangle infernal mari cocu-femme-amant, chacun tenant l'autre par la barbichette. Le triangle infernal est une excellent moteur littéraire, même et surtout s'il tourne au cercle vicieux. Curieusement, il y a aussi dans L'Éternel mari une sorte d'innocence, d'inconséquence, de légèreté. D'ailleurs le triangle infernal n'est rompu que par la fuite et le rire. Pas de rédemption dans le Christ, ici.

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– Oh! ils se rappellent très bien que vous êtes allé chez eux, interrompit Pavel Pavlovitch avec un empressement joyeux; seulement, vous n'avez pas vu la famille. Le père se souvient de vous, et fait grand cas de vous. Je lui ai parlé de vous dans les termes les plus chauds.

– Mais comment se fait-il que veuf depuis trois mois seulement…

– Oh! le mariage n'aura pas lieu tout de suite; seulement dans neuf ou dix mois, et alors mon deuil sera fini. Soyez-en persuadé, tout cela ira très bien. D'abord Fédoséi Petrovitch me connaît depuis l'enfance, il a connu ma femme, il sait comment j'ai vécu, il sait toute ma carrière; et puis, j'ai quelque fortune, et voici que j'obtiens une place avec de l'augmentation: tout va bien.

– Et c'est sa fille…

– Je vous raconterai tout cela en détail, dit Pavel Pavlovitch du ton le plus aimable; laissez-moi allumer une cigarette. Et puis, vous verrez vous-même, aujourd'hui. Vous savez, ici, à Pétersbourg, il arrive souvent qu'on évalue la fortune de fonctionnaires comme Fédoséi Petrovitch d'après l'importance de leurs fonctions. Eh bien! sauf ses appointements et le reste – suppléments de toute sorte, gratifications, indemnités de logement et de nourriture, et casuel -, il n'a pas le moindre capital. Ils vivent très largement, mais impossible de mettre de côté, avec une famille aussi nombreuse. Pensez donc: huit filles, et un fils encore tout jeune. S'il venait à mourir, il ne leur resterait qu'une misérable pension. Et huit filles! Songez donc! quand il faut seulement une paire de bottines pour chacune, voyez ce que cela fait! Cinq sont bonnes à marier: l'aînée a vingt-quatre ans (une charmante fille, vous verrez); la sixième a quinze ans, et est encore au lycée. Voilà donc cinq filles à qui il faut trouver des maris, et pas trop tard: il faut que le père les mène dans le monde, et vous imaginez ce que cela coûte! Et puis, voilà que tout à coup je me suis présenté comme prétendant, et il me connaissait depuis longtemps, et il savait l'état de ma fortune… Et voilà!

Pavel Pavlovitch avait raconté tout cela avec une sorte d'ivresse.

– C'est l'aînée que vous avez demandée?

– Non… pas l'aînée; j'ai demandé la sixième, celle qui est encore au lycée.

– Comment? fit Veltchaninov, avec un sourire involontaire. Mais vous venez de me dire qu'elle a quinze ans!

– Quinze ans maintenant; mais dans dix mois elle en aura seize, seize ans et trois mois, et alors!… Seulement, comme ce ne serait pas convenable, elle ne sait rien, et ce n'est arrangé qu'avec les parents… N'est-ce pas que tout cela est très bien?

– Alors, il n'y a rien de décidé?

– Décidé? Si! tout est décidé. N'est-ce pas que c'est bien?

– Et elle ne sait rien?

– C'est-à-dire que, par convenance, on ne lui en parle pas; mais elle doit s'en douter, fit Pavel Pavlovitch avec un aimable clignement d'œil. Eh bien? vous me ferez cette faveur, Alexis Ivanovitch? conclut-il, très humblement.

– Mais que voulez-vous que j'aille faire là-bas? Et puis, ajouta-t-il très vite, comme de toute façon je n'irai pas, inutile de chercher des raisons qui puissent me décider.

– Alexis Ivanovitch…

– Voyons, est-ce que je puis aller me présenter avec vous? Réfléchissez donc!

Un moment distrait par le bavardage de Pavel Pavlovitch, il se sentait repris de son antipathie et de son aversion. Encore un peu, et il l'aurait jeté à la porte. Il était mécontent de lui-même.

– Voyons, je vous en prie, Alexis Ivanovitch, asseyez-vous là, près de moi, et ne vous agitez pas, – supplia Pavel Pavlovitch d'une voix pleurante. – Non, non! ajouta-t-il, répondant à un geste résolu de Veltchaninov, non, Alexis Ivanovitch, ne refusez pas ainsi, définitivement!… Je vois que vous avez dû me comprendre mal: je sais trop bien que nous ne pouvons être camarades: je ne suis pas assez bête pour ne pas le sentir. Le service que je vous demande ne vous engage nullement pour l'avenir. Je partirai après-demain, pour toujours: ce sera comme s'il n'y avait rien eu. Ce sera un fait isolé, sans lendemain. Je suis venu à vous, confiant dans la noblesse de vos sentiments que peut-être les derniers événements ont réveillés dans votre cœur… Vous voyez avec quelle sincérité je vous parle: direz-vous encore non?

Pavel Pavlovitch était prodigieusement agité; Veltchaninov le regardait avec stupéfaction.

– Vous me demandez un service d'une telle nature, et vous insistez d'une manière si pressante que vous me mettez nécessairement en défiance. Je veux en savoir davantage.

– L'unique service que je vous demande, c'est que vous m'accompagniez. Au retour, je vous dirai tout, comme à un confesseur. Alexis Ivanovitch, ayez confiance en moi.

Mais Veltchaninov persistait à refuser. Il refusait avec d'autant plus d'obstination qu'il sentait monter en lui une pensée mauvaise et méchante. Elle avait germé sourdement en lui dès que Pavel Pavlovitch avait commencé à lui parler de sa fiancée: était-ce une simple curiosité, ou quelque autre impulsion encore obscure? Toujours est-il qu'il sentait comme une tentation de consentir. Plus la tentation grandissait, plus il s'obstinait à y résister. Il restait assis, accoudé et songeur, et Pavel Pavlovitch insistait, le suppliait, le harcelait de cajoleries.

– Allons, c'est bien, j'irai! dit Veltchaninov en se levant, avec une agitation presque anxieuse.

Pavel Pavlovitch déborda de joie.

– Vite, Alexis Ivanovitch, habillez-vous!

Et il tournait autour de lui, exultant.

«Et pourquoi donc y tient-il tant? Le drôle d'homme!» songeait Veltchaninov.

– Et puis, Alexis Ivanovitch, il faut que vous me rendiez encore un autre service. Vous consentirez à me donner un bon conseil.

– À quel propos?

– Voilà, c'est une grave question: mon crêpe. Qu'est-ce qui est le plus convenable, l'ôter ou le garder?

– Comme vous voudrez.

– Non pas, il faut que vous en décidiez. Que feriez-vous à ma place? Mon avis, à moi, c'était qu'en le conservant je faisais preuve de constance dans mes affections, et que cela me poserait bien.

– Il faut évidemment l’ôter.

– Est-ce si évident que cela?… (Pavel Pavlovitch, un moment, resta pensif.) Eh bien! non, j'aimerais mieux le garder…

– Comme vous voudrez!…

«Alors, il n'a pas confiance en moi, cela va bien», songea Veltchaninov.

Ils sortirent. Pavel Pavlovitch regardait avec satisfaction Veltchaninov, qui avait très bon air; il se sentait plein de considération et de respect. Veltchaninov ne comprenait rien à son compagnon, moins encore à lui-même. Une voiture élégante les attendait à la porte.

– Comment, vous aviez pris une voiture à l'avance! Vous étiez donc certain que j'irais avec vous?

– Oh! j'avais pris la voiture pour moi-même, mais j'étais sûr que vous consentiriez, répondit Pavel Pavlovitch, du ton d'un homme entièrement satisfait.

– Dites donc, Pavel Pavlovitch, fit Veltchaninov, un peu nerveux, une fois qu'ils furent en route, n'êtes-vous pas un peu trop sûr de moi?

– Mais voyons, Alexis Ivanovitch, ce n'est pas vous qui en conclurez que je suis un sot? répondit Pavel Pavlovitch, gravement, d'une voix forte.

«Et Lisa!» songea Veltchaninov. Et aussitôt il repoussa cette idée, comme un sacrilège. Il lui sembla tout à coup qu'il se conduisait d'une manière mesquine et misérable; il lui sembla que la pensée qui l'avait tenté était une pensée si méprisable, si basse!… Et il eut un violent désir de tout planter là, de sauter hors de la voiture, dût-il se débarrasser de Pavel Pavlovitch par la force. Mais celui-ci se remit à parler, et de nouveau la tentation s'empara de son cœur.

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