«Une nuit, j’étais seule dans mon appartement, sans autre compagnie que celle d’une femme de chambre, ayant eu soin de bien fermer les portes, dans la crainte que la moindre négligence ne mît mon honneur en péril. Tout à coup, sans pouvoir imaginer comment cela se fit, au milieu de tant de précautions, dans la solitude et le silence de ma retraite, tout à coup il parut devant moi. Cette vue me troubla de manière qu’elle m’ôta la lumière des yeux et la parole de la langue; je ne pus pas même jeter des cris pour appeler au secours, et je crois qu’il ne m’aurait pas laissé le temps de crier, car aussitôt il s’approcha de moi, et me prenant dans ses bras, puisque je n’avais pas la force de me défendre, tant j’étais troublée, il se mit à tenir de tels propos, que je ne sais comment le mensonge peut être assez habile pour les arranger de manière à les faire croire des vérités. Le traître faisait d’ailleurs en sorte que les larmes donnassent crédit à ses paroles, et les soupirs à ses intentions. Moi, pauvre enfant, seule parmi les miens, et sans expérience de semblables rencontres, je commençai, ne sachant comment, à tenir pour vraies toutes ces faussetés, non de façon, cependant, qu’elles me donnassent plus qu’une simple compassion pour ses soupirs et ses pleurs. Aussi, revenant un peu de ma première alarme, je retrouvai mes esprits éperdus, et je lui dis avec plus de courage que je n’avais cru pouvoir en conserver: «Si, comme je suis dans vos bras, seigneur, j’étais entre les griffes d’un lion furieux, et qu’il fallût, pour m’en délivrer avec certitude, faire ou dire quelque chose au détriment de ma vertu, il ne me serait pas plus possible de le faire ou de le dire qu’il n’est possible que ce qui a été ne fût pas. Ainsi donc, si vous tenez mon corps enserré dans vos bras, moi, je tiens mon âme retenue par mes bons sentiments, qui sont aussi différents des vôtres que vous le verriez, s’il vous convenait d’user de violence pour les satisfaire. Je suis votre vassale, mais non votre esclave; la noblesse de votre sang ne vous donne pas le droit de mépriser, de déshonorer l’humilité du mien; et je m’estime autant, moi paysanne et vilaine, que vous gentilhomme et seigneur. Vos forces n’ont aucune prise sur moi, ni vos richesses aucune influence; vos paroles ne peuvent me tromper, ni vos soupirs et vos larmes m’attendrir. Mais, si je voyais quelqu’une des choses que je viens d’énumérer dans celui que mes parents ne donneraient pour époux, alors ma volonté se plierait à la sienne, et lui serait vouée à jamais. De manière que, même à contre-cœur, pourvu que mon honneur fût intact, je vous livrerais volontairement, seigneur, ce que vous voulez maintenant m’arracher par la violence. C’est vous dire que jamais personne n’obtiendra de moi la moindre faveur qu’il ne soit mon légitime époux. – S’il ne faut que cela pour te satisfaire, me répondit le déloyal chevalier, vois, charmante Dorothée (c’est le nom de l’infortunée qui vous parle), je t’offre ma main, et je jure d’être ton époux, prenant pour témoins de mon serment les cieux, auxquels rien n’est caché, et cette sainte image de la mère de Dieu, que voilà devant nous.»
Au moment où Cardénio l’entendit se nommer Dorothée, il fut repris de ses mouvements convulsifs, et acheva de se confirmer dans la première opinion qu’il avait eue d’elle. Mais, ne voulant pas interrompre l’histoire dont il prévoyait et savait presque la fin, il lui dit seulement:
«Quoi! madame, Dorothée est votre nom? J’ai ouï parler d’une personne qui le portait, et dont les malheurs vont de pair avec les vôtres. Mais continuez votre récit: un temps viendra où je vous dirai des choses qui ne vous causeront pas moins d’étonnement que de pitié.»
À ces propos de Cardénio, Dorothée jeta les yeux sur lui, considéra son étrange et misérable accoutrement, puis le pria, s’il savait quelque chose qui la concernât, de le dire aussitôt.
«Tout ce que la fortune m’a laissé, ajouta-t-elle, c’est le courage de souffrir et de résister à quelque désastre qui m’atteigne, bien assurée qu’il n’en est aucun dont mon infortune puisse s’accroître.
– Je n’aurais pas perdu un instant, madame, à vous dire ce que je pense, répondit Cardénio, si j’étais sûr de ne pas me tromper dans mes suppositions; mais l’occasion de les dire n’est pas venue, et il ne vous importe nullement encore de les connaître.
– Comme il vous plaira, reprit Dorothée; je reviens à mon histoire.
«Don Fernand, saisissant une image de la Vierge, qui se trouvait dans ma chambre, la plaça devant nous pour témoin de nos fiançailles, et m’engagea, sous les serments les plus solennels et les plus formidables, sa parole d’être mon mari. Cependant, avant qu’il achevât de les prononcer, je lui dis qu’il prît bien garde à ce qu’il allait faire; qu’il considérât le courroux que son père ne manquerait pas de ressentir en le voyant épouser une paysanne, sa vassale; qu’il ne se laissât point aveugler par la beauté que je pouvais avoir, puisqu’il n’y trouverait pas une excuse suffisante de sa faute, et que, si son amour le portait à me vouloir quelque bien, il laissât plutôt mon sort se modeler sur ma naissance: car jamais des unions si disproportionnées ne réussissent, et le bonheur qu’elles donnent au commencement n’est pas de longue durée. Je lui exposai toutes ces raisons que vous venez d’entendre, et bien d’autres encore dont je ne me souviens plus; mais elles ne purent l’empêcher de poursuivre son dessein, de la même manière que celui qui emprunte, pensant ne pas payer, ne regarde guère aux conditions du contrat. Dans ce moment, je fis, à part moi, un rapide discours, et je me dis à moi-même: «Non, je ne serai pas la première que le mariage élève d’une humble à une haute condition; et don Fernand ne sera pas le premier auquel les charmes de la beauté, ou plutôt une aveugle passion, aient fait prendre une compagne disproportionnée à la grandeur de sa naissance.
Puisque je ne veux ni changer le monde, ni faire de nouveaux usages, j’aurai raison de saisir cet honneur que m’offre la fortune: car, dût l’affection qu’il me témoigne ne pas durer au delà de l’accomplissement de ses désirs, enfin je serai son épouse devant Dieu. Au contraire, si je veux l’éloigner par mes dédains et mes rigueurs, je le vois en un tel état, qu’oubliant toute espèce de devoir, il usera de violence, et je resterai, non-seulement sans honneur, mais sans excuse de la faute que pourra me reprocher quiconque ne saura pas combien j’en suis exempte. Quelles raisons auraient, en effet, le pouvoir de persuader à mes parents et aux autres que ce gentilhomme est entré dans ma chambre sans mon consentement?» Toutes ces demandes et ces réponses, mon imagination se les fit en un instant; mais ce qui commença surtout à m’ébranler et à me pousser, sans que je le susse, à ma perdition, ce furent les serments et les imprécations de don Fernand, les témoins qu’il invoquait, les larmes qu’il répandait en abondance, et finalement les charmes de sa bonne mine, qui, soutenus par tant de véritable amour, auraient pu vaincre tout autre cœur aussi libre, aussi sage que le mien. J’appelai la fille qui me servait, pour qu’elle se joignît sur la terre aux témoins invoqués dans le ciel; don Fernand renouvela et confirma ses premiers serments; il prit de nouveaux saints à témoin; il se donna mille malédictions s’il ne remplissait point sa promesse; ses yeux se mouillèrent encore de larmes, sa bouche s’enflamma de soupirs; il me serra davantage entre ses bras, dont je n’avais pu me dégager un seul instant; enfin, quand ma servante eut de nouveau quitté l’appartement, il mit le comble à mon déshonneur et à sa trahison.
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