Sancho écouta très-attentivement leurs propos, se les mit bien dans la mémoire, et les remercia beaucoup de l’intention qu’ils témoignaient de conseiller à son maître qu’il se fit empereur et non pas archevêque, car il tenait, quant à lui, pour certain, qu’en fait de récompenses à leurs écuyers, les empereurs pouvaient plus que les archevêques errants.
«Il sera bon, ajouta-t-il, que j’aille en avant retrouver mon seigneur, et lui donner la réponse de sa dame: peut-être suffira-t-elle pour le tirer de là, sans que vous vous donniez tant de peine.»
L’avis de Sancho leur parut bon, et ils résolurent de l’attendre jusqu’à ce qu’il rapportât la nouvelle de la découverte de son maître. Sancho s’enfonça dans les gorges de la montagne, laissant ses deux compagnons au milieu d’une étroite vallée, où courait en murmurant un petit ruisseau, et que couvraient d’une ombre rafraîchissante de hautes roches et quelques arbres qui croissaient sur leurs flancs. On était alors au mois d’août, temps où, dans ces parages, la chaleur est grande, et il pouvait être trois heures de l’après-midi. Tout cela rendait le site plus agréable, et conviait nos voyageurs à y attendre le retour de Sancho. Ce fut aussi le parti qu’ils prirent. Mais tandis qu’ils étaient tous deux assis paisiblement à l’ombre, tout à coup une voix parvint à leurs oreilles, qui, sans s’accompagner d’aucun instrument, faisait entendre un chant doux, pur et délicat. Ils ne furent pas peu surpris, n’ayant pu s’attendre à trouver dans ce lieu quelqu’un qui chantât de la sorte. En effet, bien qu’on ait coutume de dire qu’on rencontre au milieu des champs et des forêts, et parmi les bergers, de délicieuses voix, ce sont plutôt des fictions de poëtes que des vérités. Leur étonnement redoubla quand ils s’aperçurent que ce qu’ils entendaient chanter étaient des vers, non de grossiers gardeurs de troupeaux, mais bien d’ingénieux citadins. Voici, du reste, les vers tels qu’ils les recueillirent [170]:
«Qui cause le tourment de ma vie? le dédain. Et qui augmente mon affliction? la jalousie. Et qui met ma patience à l’épreuve? l’absence. De cette manière, aucun remède ne peut être apporté au mal qui me consume, puisque toute espérance est tuée par le dédain, la jalousie et l’absence.
«Qui m’impose cette douleur? l’amour. Et qui s’oppose à ma félicité? la fortune. Et qui permet mon affliction? le ciel. De cette manière, je dois appréhender de mourir de ce mal étrange, puisqu’à mon détriment s’unissent l’amour, la fortune et le ciel.
«Qui peut améliorer mon sort? la mort. Et le bonheur d’amour, qui l’obtient? l’inconstance. Et ses maux, qui les guérit? la folie. De cette manière, il n’est pas sage de vouloir guérir une passion, quand les remèdes sont la mort, l’inconstance et la folie.»
L’heure, le temps, la solitude, la belle voix et l’habileté du chanteur, tout causait à la fois à ses auditeurs de l’étonnement et du plaisir. Ceux-ci se tinrent immobiles dans l’espoir qu’ils entendraient encore autre chose. Enfin, voyant que le silence du musicien durait assez longtemps, ils résolurent de se mettre à sa recherche, et de savoir qui chantait si bien. Mais, comme ils se levaient, la même voix les retint à leur place en se faisant entendre de nouveau. Elle chantait le sonnet suivant:
«Sainte amitié, qui, laissant ton apparence sur la terre, t’es envolée d’une aile légère vers les âmes bienheureuses du ciel, et résides, joyeuses, dans les demeures de l’empyrée;
«De là, quand il te plaît, tu nous montres ton aimable visage couvert d’un voile à travers lequel brille parfois l’ardeur des bonnes œuvres, qui deviennent mauvaises à la fin.
«Quitte le ciel, ô amitié, et ne permets pas que l’imposture revête ta livrée, pour détruire l’intention sincère;
«Si tu ne lui arraches tes apparences, bientôt le monde se verra dans la mêlée de la discorde et du chaos.»
Ce chant fut terminé par un profond soupir, et les auditeurs écoutaient toujours avec la même attention si d’autres chants le suivraient encore. Mais, voyant que la musique s’était changée en plaintes et en sanglots, ils s’empressèrent de savoir quel était le triste chanteur dont les gémissements étaient aussi douloureux que sa voix était délicieuse. Ils n’eurent pas à chercher longtemps: au détour d’une pointe de rocher, ils aperçurent un homme de la taille et de la figure que Sancho leur avait dépeintes quand il leur conta l’histoire de Cardénio. Cet homme, en les voyant, ne montra ni trouble ni surprise; il s’arrêta, et laissa tomber sa tête sur sa poitrine, dans la posture d’une personne qui rêve profondément, sans avoir levé les yeux pour les regarder, si ce n’est la première fois, lorsqu’ils parurent à l’improviste devant lui. Le curé, qui était un homme d’élégante et courtoise parole, l’ayant reconnu au signalement qu’en avait donné Sancho, s’approcha de lui, et, comme quelqu’un au fait de sa disgrâce, il le pria, en termes courts mais pressants, de quitter la vie si misérable qu’il menait en ce désert, crainte de l’y perdre enfin, ce qui est, de tous les malheurs, le plus grand. Cardénio se trouvait alors avec tout son bon sens, et libre de ces accès furieux qui le mettaient si souvent hors de lui. Aussi, quand il vit ces deux personnes dans un costume si peu à l’usage de ceux qui fréquentent ces âpres solitudes, il ne laissa pas d’éprouver quelque surprise, surtout lorsqu’il les entendit lui parler de son histoire comme d’une chose à leur connaissance; car les propos du curé ne lui laissaient pas de doute à cet égard. Il leur répondit en ces termes:
«Je vois bien, seigneurs, qui que vous soyez, que le ciel, dans le soin qu’il prend de secourir les bons, et maintes fois aussi les méchants, m’envoie sans que je mérite cette faveur, en ces lieux si éloignés du commerce des hommes, des personnes qui, retraçant à mes yeux, sous les plus vives images, quelle est ma démence à mener la vie que je mène, essayent de me tirer de cette triste retraite pour me ramener en un meilleur séjour. Mais, comme elles ne savent point ce que je sais, moi, qu’en sortant du mal présent j’aurais à tomber dans un pire, elles doivent sans doute me tenir pour un homme de faible intelligence, et peut-être même privé de tout jugement. Ce ne serait point une chose surprenante qu’il en fût ainsi, car je m’aperçois bien moi-même que le souvenir de mes malheurs est si continuel et si pesant, et qu’il a tant d’influence pour ma perdition, que, sans pouvoir m’en défendre, je reste quelquefois comme une pierre, privé de tout sentiment et de toute connaissance. Il faut bien que je reconnaisse cette vérité, quand on me dit, en m’en montrant les preuves, ce que j’ai fait pendant que ces terribles accès se sont emparés de moi. Alors je ne sais qu’éclater en plaintes inutiles, que maudire sans profit ma mauvaise étoile, et, pour excuse de ma folie, j’en raconte l’origine à tous ceux qui veulent l’entendre. De cette manière, quand les gens sensés apprennent la cause, ils ne s’étonnent plus des effets; s’ils ne trouvent point de remède à m’offrir, du moins ne trouvent-ils pas de faute à m’imputer, et l’horreur de mes extravagances se change en pitié de mes malheurs. Si vous venez donc, seigneurs, dans la même intention que d’autres sont venus, je vous en supplie, avant de continuer vos sages et charitables conseils, écoutez ma fatale histoire. Peut-être, après l’avoir entendue, vous épargnerez-vous la peine que vous prendriez à consoler une infortune à laquelle est fermée toute consolation.»
Les deux amis, qui ne désiraient autre chose que d’apprendre de sa bouche même la cause de son mal, le prièrent instamment de la leur conter, et lui promirent de ne faire rien de plus qu’il ne voudrait pour le guérir ou le soulager. Le triste chevalier commença donc sa déplorable histoire à peu près dans les mêmes termes et avec les mêmes détails qu’il l’avait déjà contée à don Quichotte et au chevrier, peu de jours auparavant, lorsque, à l’occasion de maître Élisabad, et par la ponctualité de don Quichotte à remplir les devoirs de la chevalerie, le récit, comme on l’a vu, en resta inachevé. Mais à présent un heureux hasard permit que l’accès de furie ne reprît point Cardénio, et lui laissât le temps de continuer jusqu’au bout.
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