Mais don Quichotte, soutenu par son cœur intrépide, sauta sur Rossinante, embrassa son écu, et, croisant sa lance:
«Ami Sancho, s’écria-t-il, apprends que je suis né, par la volonté du ciel, dans notre âge de fer, pour y ressusciter l’âge d’or. C’est à moi que sont réservés les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits. C’est moi, dis-je encore une fois, qui dois ressusciter les vingt-cinq de la Table-Ronde, les douze de France et les neuf de la Renommée; qui dois mettre en oubli les Platir, les Phébus, les Bélianis, les Tablant, Olivant et Tirant, et la foule innombrable des fameux chevaliers errants des siècles passés, faisant en ce siècle où je me trouve de si grands et de si merveilleux faits d’armes, qu’ils obscurcissent les plus brillants dont les autres aient à se vanter. Remarque bien, écuyer loyal et fidèle, les ténèbres de cette nuit et son profond silence, le bruit sourd et confus de ces arbres, l’effroyable tapage de cette eau que nous étions venus chercher, et qui semble se précipiter du haut des montagnes de la Lune [124]; enfin le vacarme incessant de ces coups redoublés qui nous déchirent les oreilles; toutes choses qui, non-seulement ensemble, mais chacune en particulier, sont capables de jeter la surprise, la peur et l’effroi dans l’âme même du dieu Mars, à plus forte raison de celui qui n’est pas fait à de tels événements. Eh bien! toutes ces choses que je viens de te peindre sont autant d’aiguillons qui réveillent mon courage, et déjà le cœur me bondit dans la poitrine du désir que j’éprouve d’affronter cette aventure, toute périlleuse qu’elle s’annonce. Ainsi donc, Sancho, serre un peu les sangles de Rossinante, et reste à la garde de Dieu. Tu m’attendras ici l’espace de trois jours, au bout desquels, si je ne reviens pas, tu pourras t’en retourner à notre village, et de là, pour faire une bonne œuvre et me rendre service, tu iras au Toboso, où tu diras à Dulcinée, mon incomparable dame, que son captif chevalier est mort pour accomplir des choses mémorables qui le rendissent digne de se nommer ainsi.»
Lorsque Sancho entendit son maître parler de la sorte, il se prit à pleurer avec le plus profond attendrissement.
«Seigneur, lui dit-il, je ne sais pourquoi Votre Grâce veut absolument s’engager dans une si périlleuse aventure. Il est nuit à cette heure, personne ne nous voit; nous pouvons bien changer de route et échapper au danger, dussions-nous ne pas boire de trois jours; et puisqu’il n’y a personne pour nous voir, il n’y en aura pas davantage pour nous traiter de poltrons. Et d’ailleurs, j’ai souvent entendu prêcher au curé de notre endroit, ce curé que Votre Grâce connaît bien, que quiconque cherche le péril y succombe. Ainsi donc il ne serait pas bien de tenter Dieu, en se jetant dans une si effroyable affaire qu’on ne pût s’en tirer que par miracle. C’est bien assez de ceux qu’a faits le ciel en votre faveur, lorsqu’il vous a préservé d’être berné comme moi, et qu’il vous a donné pleine victoire sans qu’il vous en coûtât la moindre égratignure, sur tous ces ennemis qui accompagnaient le corps du défunt. Mais si tout cela ne peut toucher ni attendrir ce cœur de rocher, qu’il s’attendrisse du moins en pensant qu’à peine Votre Grâce aura fait un pas pour s’éloigner d’ici, je rendrai de frayeur mon âme à qui voudra la prendre. J’ai quitté mon pays, j’ai laissé ma femme et mes enfants pour suivre et servir Votre Grâce, croyant valoir plutôt plus que moins. Mais, comme on dit, l’envie d’y trop mettre rompt le sac: elle a détruit mes espérances; car, au moment où je comptais le plus attraper enfin cette île malencontreuse que Votre Grâce m’a tant de fois promise, voilà qu’en échange et en payement de mes services, vous voulez maintenant me laisser tout seul dans un lieu si éloigné du commerce des hommes. Ah! par un seul Dieu, mon seigneur, n’ayez pas à mon égard tant de cruauté. Et si Votre Grâce ne veut pas absolument renoncer à courir cette aventure, attendez au moins jusqu’au matin; car, à ce que m’apprend la science que j’ai apprise quand j’étais berger, il ne doit pas y avoir trois heures d’ici à l’aube du jour: en effet, la bouche de la petite Ourse est par-dessus la tête de la Croix, tandis que minuit se marque à la ligne du bras gauche [125].
– Mais, Sancho, répondit don Quichotte, comment peux-tu voir cette ligne, ni où sont la bouche et la tête, puisque la nuit est si obscure qu’on ne distingue pas une seule étoile?
– C’est bien vrai, répliqua Sancho; mais la peur a de bons yeux, et puisqu’elle voit, à ce qu’on dit, sous la terre, elle peut bien voir en haut dans le ciel; d’ailleurs il est aisé de conjecturer qu’il n’y a pas loin d’ici au jour.
– Qu’il vienne tôt ou qu’il vienne tard, reprit don Quichotte, il ne sera pas dit, à cette heure ni dans aucun temps, que des larmes ou des prières m’aient empêché de faire ce que je dois en qualité de chevalier. Je te prie donc, Sancho, de te taire. Dieu, qui m’a mis dans le cœur l’envie d’affronter cette aventure inouïe et formidable, aura soin de veiller à mon salut et de consoler ton affliction. Ce que tu as à faire, c’est de bien serrer les sangles de Rossinante, et de te tenir ici; je te promets d’être bientôt de retour, mort ou vif.»
Sancho, voyant l’inébranlable résolution de son maître et le peu d’influence qu’avaient sur lui ses conseils, ses prières et ses larmes, résolut de recourir à son adresse, et de lui faire, s’il était possible, attendre le jour bon gré mal gré. Pour cela, tandis qu’il serrait les sangles du cheval, sans faire semblant de rien et sans être aperçu, il attacha avec le licou de l’âne les deux pieds de Rossinante, de façon que, lorsque don Quichotte voulut partir, il n’en put venir à bout, car le cheval ne pouvait bouger, si ce n’est par sauts et par bonds. Voyant le succès de sa ruse, Sancho Panza lui dit aussitôt:
«Eh bien! seigneur, vous le voyez: le ciel, touché de mes pleurs et de mes supplications, ordonne que Rossinante ne puisse bouger de là, et si vous vous opiniâtrez, si vous tourmentez cette pauvre bête, ce sera vouloir fâcher la fortune, et donner, comme on dit, du poing contre l’aiguillon.»
Cependant don Quichotte se désespérait; mais, plus il frappait son cheval de l’éperon, moins il le faisait avancer. Enfin, sans se douter de la ligature, il trouva bon de se calmer et d’attendre, ou que le jour vînt, ou que Rossinante remuât. Toutefois, attribuant son refus de marcher à toute autre cause que l’industrie de Sancho:
«Puisqu’il en est ainsi, lui dit-il, et que Rossinante ne veut pas avancer, il faut bien me résigner à attendre que l’aube nous rie, quoique j’aie à pleurer tout le temps qu’elle va tarder à poindre.
– Il n’y a pas de quoi pleurer, répondit Sancho; j’amuserai Votre Grâce en lui contant des contes jusqu’au jour; à moins pourtant que vous n’aimiez mieux descendre de cheval, et dormir un peu sur le gazon, à la mode des chevaliers errants, pour vous trouver demain mieux reposé, et plus en état d’entreprendre cette furieuse aventure qui vous attend.
– Qu’appelles-tu descendre, qu’appelles-tu dormir? s’écria don Quichotte. Suis-je par hasard de ces chevaliers musqués qui prennent du repos dans les périls? Dors, toi qui es né pour dormir, et fais tout ce que tu voudras; mais je ferai, moi, ce qui convient le plus à mes desseins.
– Que votre Grâce ne se fâche pas, mon cher seigneur, répondit Sancho; j’ai dit cela pour rire.»
Et, s’approchant de lui, il mit une main sur l’arçon de devant, passa l’autre sur l’arçon de derrière, de sorte qu’il se tint embrassé à la cuisse gauche de son maître, sans oser s’en éloigner d’une seule ligne, tant sa frayeur était grande au bruit des coups qui continuaient à frapper alternativement.
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