– C’est ce que nous allons voir,» dit Maritornes; et faisant du licou un nœud coulant, elle le lui passa autour du poignet; puis quittant aussitôt la lucarne, elle attacha solidement l’autre bout au verrou de la porte du grenier.
Don Quichotte sentit à son poignet la dureté du cordeau.
«Il me semble, dit-il, que Votre Grâce m’égratigne plutôt qu’elle ne me caresse la main; ne la traitez pas si durement, car elle n’est point coupable du mal que vous fait ma volonté, et il ne serait pas bien non plus que vous vengeassiez sur un si petite partie de ma personne toute la grandeur de votre dépit. Faites attention d’ailleurs que qui aime bien ne se venge pas si méchamment.»
Mais tous ces propos de don Quichotte, personne ne les écoutait plus; car dès que Maritornes l’eut attaché, elle et l’autre fille se sauvèrent mourant de rire, et le laissèrent si bien pris au piège, qu’il lui fut impossible de se dégager. Il était donc, comme on l’a dit, tout debout sur le dos de Rossinante, le bras passé dans la lucarne, et attaché par le poignet au verrou de la porte; ayant une frayeur extrême que son cheval, en s’écartant d’un côté ou de l’autre, ne le laissât pendu par le bras. Aussi n’osait-il faire aucun mouvement, bien que le calme et la patience de Rossinante lui promissent qu’il serait tout un siècle sans remuer. Finalement, quand don Quichotte se vit bien attaché, et que les dames étaient parties, il se mit à imaginer que tout cela se faisait par voie d’enchantement, comme la fois passée, lorsque, dans ce même château, ce More enchanté de muletier le roua de coups. Il maudissait donc tout bas son peu de prudence et de réflexion, puisque, après être sorti si mal, la première fois, des épreuves de ce château, il s’était aventuré à y entrer encore, tandis qu’il est de notoriété parmi les chevaliers errants que, lorsqu’ils ont éprouvé une aventure et qu’ils n’y ont pas réussi, c’est signe qu’elle n’est point gardée pour eux, mais pour d’autres; et dès lors ils ne sont nullement tenus de l’éprouver une seconde fois.
Néanmoins, il tirait son bras pour voir s’il pourrait le dégager; mais le nœud était si bien fait, que toutes ses tentatives furent vaines. Il est vrai qu’il tirait avec ménagement, de peur que Rossinante ne remuât, et, bien qu’il eût voulu se rasseoir en selle, il fallait rester debout ou s’arracher la main. C’est alors qu’il se mit à désirer l’épée d’Amadis, contre laquelle ne prévalait aucun enchantement; c’est alors qu’il maudit son étoile, qu’il mesura dans toute son étendue la faute que ferait au monde son absence tout le temps qu’il demeurerait enchanté, car il croyait l’être bien réellement; c’est alors qu’il se souvint plus que jamais de sa bien-aimée Dulcinée du Toboso; qu’il appela son bon écuyer Sancho Panza, lequel, étendu sur le bât de son âne et enseveli dans le sommeil, ne se rappelait guère en ce moment la mère qui l’avait enfanté; c’est alors qu’il appela à son aide les sages Alquife et Lirgandée; qu’il invoqua sa bonne amie Urgande, pour qu’elle vînt le secourir. Finalement, l’aube du jour le surprit, si confondu, si désespéré, qu’il mugissait comme un taureau, n’espérant plus que le jour remédiât à son affliction, car il la tenait pour éternelle, se tenant pour enchanté. Ce qui lui donnait surtout cette pensée, c’était de voir que Rossinante ne remuait ni peu ni beaucoup. Aussi croyait-il que de la sorte, sans manger, sans boire, sans dormir, ils allaient rester, lui et son cheval, jusqu’à ce que cette méchante influence des étoiles se fût passée, ou qu’un autre plus savant enchanteur le désenchantât.
Mais il se trompa grandement dans sa croyance. En effet, à peine le jour commençait-il à poindre, que quatre hommes à cheval arrivèrent à l’hôtellerie, bien tenus, bien équipés, et portant leurs escopettes pendues à l’arçon. Ils frappèrent à grands coups à la porte de l’hôtellerie, qui n’était pas encore ouverte. Mais don Quichotte, les apercevant de la place où il ne cessait de faire sentinelle, leur cria d’une voix haute et arrogante:
«Chevaliers, ou écuyers, ou qui que vous soyez, vous avez tort de frapper aux portes de ce château, car il est clair qu’à de telles heures ceux qui l’habitent sont endormis; et d’ailleurs on n’a pas coutume d’ouvrir les forteresses avant que le soleil étende ses rayons sur la terre entière. Éloignez-vous un peu, et attendez que le jour ait paru; nous verrons alors s’il convient ou non de vous ouvrir.
– Quelle diable de forteresse ou de château y a-t-il ici, dit l’un des cavaliers, pour nous obliger à tant de cérémonies? Si vous êtes l’aubergiste, faites-nous ouvrir; nous sommes des voyageurs, et nous ne demandons qu’à donner de l’orge à nos montures pour continuer notre chemin, car nous sommes pressés.
– Vous semble-t-il, chevalier, que j’aie la mine d’un aubergiste? répondit don Quichotte.
– Je ne sais de quoi vous avez la mine, reprit l’autre; mais je sais que vous dites une sottise en appelant château cette hôtellerie.
– C’est un château, répliqua don Quichotte, et même des meilleurs de cette province, et il y a dedans telle personne qui a porté sceptre à la main et couronne sur la tête.
– Ce serait mieux au rebours, reprit le voyageur, le sceptre sur la tête et la couronne à la main. Sans doute, si nous venons au fait, il y aura là dedans quelque troupe de comédiens, parmi lesquels sont communs ces sceptres et ces couronnes que vous dites; car, dans une hôtellerie si chétive et où l’on garde un si grand silence, je ne crois guère qu’il s’y héberge des gens à sceptre et à couronne.
– Vous savez peu des choses de ce monde, répliqua don Quichotte, puisque vous ignorez les événements qui se passent dans la chevalerie errante.»
Mais les compagnons du questionneur, s’ennuyant du dialogue qu’il continuait avec don Quichotte, se remirent à frapper à la porte avec tant de furie, que l’hôtelier s’éveilla, ainsi que tous les gens de sa maison, et qu’il se leva pour demander qui frappait.
En ce moment, il arriva qu’un des chevaux qu’amenaient les quatre cavaliers vint flairer Rossinante, qui, tout triste et les oreilles basses, soutenait sans bouger le corps allongé de son maître; et, comme enfin il était de chair, bien qu’il parût de bois, il ne laissa pas de se ravigoter, et flaira à son tour l’animal qui venait lui faire des caresses. Mais à peine eut-il fait le moindre mouvement que les deux pieds manquèrent à don Quichotte, qui, glissant de la selle, fût tombé à terre s’il n’eût été pendu par le bras. Sa chute lui causa une si vive douleur qu’il crut, ou qu’on lui coupait le poignet, ou que son bras s’arrachait. Il était, en effet, resté si près de terre, qu’avec la pointe des pieds il baisait celle des herbes; et c’était pour son mal, car, en voyant le peu qui lui manquait pour mettre les pieds à plat, il s’allongeait et se tourmentait de toutes ses forces pour atteindre la terre. Ainsi les malheureux qui souffrent la torture de la poulie [262]accroissent eux-mêmes leur supplice en s’efforçant de s’allonger, trompés par l’espérance de toucher enfin le sol.
Où se poursuivent encore les événements inouïs de l’hôtellerie
Enfin, aux cris perçants que jetait don Quichotte, l’hôte, ouvrant à la hâte les portes de l’hôtellerie, sortit tout effaré pour voir qui criait de la sorte, et ceux qui étaient dehors accoururent aussi. Maritornes, que le même bruit avait éveillée, imaginant aussitôt ce que ce pouvait être, monta au grenier, et détacha, sans que personne la vît, le licou qui tenait don Quichotte. Le chevalier tomba par terre à la vue de l’hôte et des voyageurs, qui, s’approchant de lui tous ensemble, lui demandèrent ce qu’il avait pour jeter de semblables cris. Don Quichotte, sans répondre un mot, s’ôta le cordeau du poignet, se releva, monta sur Rossinante, embrassa son écu, mit sa lance en arrêt, et s’étant éloigné pour prendre du champ, revint au petit galop, en disant:
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