Pendant quelque temps, les pleurs durèrent, ainsi que la surprise et l’admiration. Enfin Luscinde et Cardénio allèrent se jeter aux genoux de don Fernand, et lui rendirent grâce de la faveur qu’il leur accordait, en termes si touchants, que don Fernand ne savait que répondre, et que, les ayant fait relever, il les embrassa avec les plus vifs témoignages de courtoisie et d’affection. Ensuite il pria Dorothée de lui dire comment elle était venue en un endroit si éloigné de son pays natal. Dorothée lui conta, en termes succincts et élégants, tout ce qu’elle avait précédemment raconté à Cardénio; et don Fernand, ainsi que les cavaliers qui l’accompagnaient, furent si charmés de son récit, qu’ils auraient voulu qu’il durât davantage, tant la belle paysanne avait de grâce à conter ses infortunes. Dès qu’elle eut fini, don Fernand raconta à son tour ce qui lui était arrivé dans la ville après avoir trouvé sur le sein de Luscinde le papier où elle déclarait qu’elle était l’épouse de Cardénio et ne pouvait être la sienne.
«Je voulus la tuer, dit-il, et je l’aurais fait si ses parents ne m’eussent retenu; alors je quittai sa maison, confus et courroucé, avec le dessein de me venger d’une manière éclatante. Le lendemain, j’appris que Luscinde s’était échappée de chez ses parents, sans que personne pût dire où elle était allée. Enfin, au bout de plusieurs mois, je sus qu’elle s’était retirée dans un couvent, témoignant la volonté d’y rester toute sa vie, si elle ne pouvait la passer avec Cardénio. Dès que je sus cela, je choisis pour m’accompagner ces trois gentilshommes, et je me rendis au monastère où elle s’était réfugiée. Sans vouloir lui parler, dans la crainte que, sachant mon arrivée, on ne fît bonne garde au couvent, j’attendis qu’un jour le parloir fût ouvert; alors, laissant deux de mes compagnons garder la porte, j’entrai avec l’autre pour chercher Luscinde dans la maison. Nous la trouvâmes au cloître, causant avec une religieuse, et, l’enlevant par force, sans lui donner le temps d’appeler au secours, nous la conduisîmes au premier village où nous pûmes nous munir de ce qui était nécessaire pour l’emmener. Tout cela s’était fait aisément, le couvent étant isolé au milieu de la campagne et loin des habitations. Quand Luscinde se vit en mon pouvoir, elle perdit d’abord connaissance; et depuis qu’elle fut revenue de cet évanouissement, elle n’a fait autre chose que verser des larmes et pousser des soupirs, sans vouloir prononcer un mot. C’est ainsi, dans le silence et les larmes, que nous sommes arrivés à cette hôtellerie, qui est pour moi comme si je fusse arrivé au ciel, où se terminent et s’oublient toutes les disgrâces de la terre.»
Où se poursuit l’histoire de la fameuse infante Micomicona, avec d’autres gracieuses aventures
Sancho écoutait tous ces propos, non sans avoir l’âme navrée, car il voyait s’en aller en fumée les espérances de sa dignité, depuis que la charmante princesse Micomicona s’était changée en Dorothée et le géant Pantafilando en don Fernand; et cela, tandis que son maître dormait comme un bienheureux, sans se douter de tout ce qui se passait. Dorothée ne pouvait se persuader que son bonheur ne fût pas un songe; Cardénio avait la même pensée, que Luscinde partageait aussi. Pour don Fernand, il rendait grâce au ciel de la faveur qu’il lui avait faite, en le tirant de ce labyrinthe inextricable, où il courait si grand risque de son honneur et de son salut. Finalement, tous ceux qui se trouvaient dans l’hôtellerie faisaient éclater leur joie de l’heureux dénoûment qu’avaient eu à la fois tant d’aventures enlacées ensemble, et qui paraissaient désespérées. Le curé, en homme d’esprit, faisait ressortir ce miraculeux enchaînement, et félicitait chacun de la part qu’il avait acquise dans ce bonheur général. Mais c’était encore l’hôtesse qui se réjouissait le plus haut, à cause de la promesse que lui avaient faite le curé et Cardénio de lui payer tous les dommages et intérêts auxquels don Quichotte lui avait donné droit.
Seul, comme on l’a dit, Sancho s’affligeait; seul il était triste et désolé. Aussi, avec un visage long d’une aune, il entra près de son maître, qui venait enfin de s’éveiller, et lui dit:
«Votre Grâce, seigneur Triste-Figure, peut bien dormir tant qu’il lui plaira, sans se mettre en peine de tuer le géant, ni de rendre à la princesse son royaume, car tout est fait et conclu.
– Je le crois pardieu bien, répondit don Quichotte, puisque j’ai livré au géant la plus démesurée et la plus épouvantable bataille que je pense jamais avoir à soutenir en tous les jours de ma vie; et d’un revers, crac, je lui ai fait voler la tête, et le sang a jailli en telle abondance, que des ruisseaux en coulaient par terre comme si c’eût été de l’eau.
– Vous feriez mieux de dire comme si c’eût été du vin, repartit Sancho; car il faut que Votre Grâce apprenne, si elle ne le sait pas encore, que le géant mort est une outre crevée, que le sang répandu sont les trente pintes de vin rouge qu’elle avait dans le ventre, et que la tête coupée est la gueuse qui m’a mis au monde; et maintenant, que la machine s’en aille à tous les diables!
– Que dis-tu là, fou! s’écria don Quichotte; as-tu perdu l’esprit?
– Levez-vous, seigneur, répondit Sancho, vous verrez la belle besogne que vous avez faite, et que nous avons à payer. Et vous verrez aussi la reine Micomicona changée en une simple dame qui s’appelle Dorothée, et d’autres aventures encore qui vous étonneront, si vous y comprenez quelque chose.
– Rien de cela ne m’étonnerait, reprit don Quichotte; car, si tu as bonne mémoire, l’autre fois que nous nous sommes arrêtés dans ce logis, ne t’ai-je pas dit que tout ce qui s’y passait était chose de magie et d’enchantement? Il ne serait pas étonnant qu’il en fût de même cette fois.
– Je pourrais croire à tout cela, répondit Sancho, si ma berne avait été de la même espèce; mais elle fut, par ma foi, bien réelle et bien véritable. J’ai vu, de mes deux yeux, que l’hôtelier, le même qui est là au jour d’aujourd’hui, tenait un coin de la couverture, et qu’il me faisait sauter vers le ciel, riant et se gaussant de moi, avec autant de gaieté que de vigueur. Et je m’imagine, tout simple et pêcheur que je suis, qu’où l’on reconnaît les gens il n’y a pas plus d’enchantement que sur ma main, mais seulement des coups à recevoir et des marques à garder.
– Allons, mon enfant, dit don Quichotte, Dieu saura bien y remédier; mais donne que je m’habille, et laisse-moi sortir d’ici pour aller voir ces aventures et ces transformations dont tu parles.»
Sancho lui donna ses habits, et pendant qu’il lui aidait à les mettre, le curé conta à don Fernand et à ses compagnons les folies de don Quichotte, ainsi que la ruse qu’on avait employée pour le tirer de la Roche-Pauvre, où il s’imaginait avoir été conduit par les rigueurs de sa dame. Il leur conta aussi presque toutes les aventures qu’il avait apprises de Sancho, ce qui les surprit et les amusa beaucoup, car il leur sembla, comme il semblait à tout le monde, que c’était la plus étrange espèce de folie qui pût entrer dans une cervelle dérangée. Le curé ajouta que l’heureuse métamorphose de la princesse ne permettant plus de mener à bout leur dessein, il fallait chercher et inventer quelque autre artifice pour pouvoir ramener don Quichotte jusque chez lui. Cardénio s’offrit à continuer la pièce commencée, dans laquelle Luscinde pourrait convenablement jouer le personnage de Dorothée.
«Non, non, s’écria don Fernand, il n’en sera point ainsi; je veux que Dorothée continue son rôle, et, si le pays de ce bon gentilhomme n’est pas trop loin, je serai ravi de servir à sa guérison.
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