«Or, il arriva que, les jours venant et passant, la petite Antonomasie atteignit l’âge de quatorze ans, avec une si grande perfection de beauté, que la nature n’aurait pu lui en donner un degré de plus. Dirons-nous que, pour l’esprit, c’était encore une morveuse? Non, vraiment, elle était discrète autant que belle, et c’était la plus belle personne du monde, ou plutôt elle l’est encore, si les destins jaloux et les Parques impitoyables n’ont pas tranché le fil de sa vie. Et certes, ils ne l’ont pas fait, car les cieux ne sauraient permettre qu’on fasse à la terre un aussi grand mal que serait celui de cueillir en verjus la grappe de raisin du plus beau cep de ce monde.
«De cette beauté, que ma langue pesante et maladroite ne sait point vanter comme elle le mérite, s’éprirent une infinité de princes, tant nationaux qu’étrangers. Parmi eux, un simple chevalier, qui se trouvait à la cour, osa élever ses pensées jusqu’au ciel de cette beauté miraculeuse. Ce qui lui donna tant de présomption, c’étaient sa jeunesse, sa bonne mine, ses grâces, ses nombreux talents, la facilité et la félicité de son esprit. Car il faut que Vos Grandeurs sachent, si cela ne leur cause point d’ennui, qu’il jouait d’une guitare à la faire parler; de plus, qu’il était poëte et grand danseur, et qu’enfin il savait faire une cage d’oiseaux si bien, qu’il aurait pu gagner sa vie rien qu’à cela, s’il se fût trouvé dans quelque extrême besoin. Et toutes ces qualités, tous ces mérites sont plutôt capables de renverser une montagne que non-seulement une faible jeune fille. Cependant toute sa gentillesse, toutes ses grâces, tous ses talents n’auraient pu suffire à faire capituler la forteresse de mon élève, si le voleur effronté n’eût employé l’artifice de me faire d’abord capituler moi-même. Ce vagabond dénaturé voulut d’abord amorcer mon goût et acquérir mes bonnes grâces, pour que moi, châtelain infidèle, je lui livrasse les clefs de la forteresse dont la garde m’était confiée. Finalement, il me flatta l’intelligence et me dompta la volonté par je ne sais quelles amulettes qu’il me donna. Mais ce qui me fit surtout broncher et tomber par terre, ce furent certains couplets que je l’entendis chanter une nuit, d’une fenêtre grillée donnant sur une petite ruelle où il se promenait, lesquels couplets, si j’ai bonne mémoire, s’exprimaient ainsi:
«De ma douce ennemie, naît un mal qui perce l’âme, et, pour plus de tourment, elle exige qu’on le ressente et qu’on ne le dise pas. [214]»
«La strophe me sembla d’or, et sa voix de miel; et depuis lors, en voyant le malheur où m’ont fait tomber ces vers et d’autres semblables, j’ai considéré qu’on devrait, comme le conseillait Platon, exiler les poëtes des républiques bien organisées, du moins les poëtes érotiques; car ils écrivent des couplets, non pas comme ceux de la complainte du marquis de Mantoue, qui amusent les femmes et font pleurer les enfants, mais des pointes d’esprit qui vous traversent l’âme comme de douces épines, et vous la brûlent comme la foudre, sans toucher aux habits. Une autre fois, il chanta:
«Viens. Mort, mais si cachée que je ne te sente pas venir, pour que le plaisir de mourir ne me rende pas à la vie [215]», ainsi que d’autres strophes et couplets qui, chantés, enchantent, et, écrits, ravissent.
«Mais qu’est-ce, bon Dieu, quand ces poëtes se ravalent à composer une espèce de poésie fort à la mode alors à Candaya, et qu’ils appelaient des seguidillas [216] ? Alors, c’était la danse des âmes, l’agitation des corps, le transport du rire, et finalement le ravissement de tous les sens. Aussi, dis-je, mes seigneurs, qu’on devrait à juste titre déporter ces poëtes et troubadours aux îles des Lézards [217]. Mais la faute n’est pas à eux; elle est aux simples qui les louent, et aux niaises qui les croient.
«Si j’avais été aussi bonne duègne que je le devais, certes, je ne me serais point émue à leurs bons mots fanés, et n’aurais point pris pour des vérités ces belles tournures, je vis en mourant, je brûle dans la glace, je tremble dans le feu, j’espère sans espoir, je pars et je reste, ainsi que d’autres impossibilités de cette espèce, dont leurs écrits sont tout pleins. Et qu’arrive-t-il, lorsqu’ils promettent le phénix d’Arabie, la couronne d’Ariane, les chevaux du Soleil, les perles de la mer du Sud, l’or du Pactole et le baume de Pancaya [218]? C’est alors qu’ils font plus que jamais courir la plume, car rien ne leur coûte moins que de promettre ce qu’ils ne pourront jamais tenir.
«Mais que fais-je? à quoi vais-je m’amuser, ô malheureuse? quelle folie, quelle déraison me fait conter les péchés d’autrui, quand j’ai tant à raconter des miens? Malheur à moi! ce ne sont pas les vers qui m’ont vaincue, mais ma simplicité; ce ne sont pas les sérénades qui m’ont adoucie, mais mon imprudence coupable.
«Ma grande ignorance et ma faible circonspection ouvrirent le chemin et préparèrent les voies aux désirs de don Clavijo (ainsi se nomme le chevalier en question). Sous mon patronage et ma médiation, il entra, non pas une, mais bien des fois, dans la chambre à coucher d’Antonomasie, non par lui, mais par moi trompée, et cela, sous le titre de légitime époux; car, bien que pécheresse, je n’aurais jamais permis que, sans être son mari, il l’eût touchée aux bords de la semelle de ses pantoufles. Non, non, pour cela, non! le mariage doit aller en avant dans toute affaire de ce genre où je mets les mains. Il n’y avait qu’un mal dans celle-ci, l’inégalité des conditions, don Clavijo n’étant qu’un simple chevalier, tandis que l’infante Antonomasie était, comme on l’a dit, héritière du royaume.
«Durant quelques jours, l’intrigue fut cachée et dissimulée par la sagacité de mes précautions; mais bientôt il me parut qu’elle allait être découverte par je ne sais quelle enflure de l’estomac d’Antonomasie. Cette crainte nous fit entrer tous trois en conciliabule, et l’avis unanime fut qu’avant que le méchant tour vînt à éclater, don Clavijo ( Georg ., lib. II.) demandât devant le grand vicaire Antonomasie pour femme, en vertu d’une promesse écrite qu’elle lui avait donnée d’être son épouse, promesse formulée par mon esprit, et avec tant de force, que celle de Samson n’aurait pu la rompre. On fit les démarches nécessaires; le vicaire fit la cédule, et reçut la confession de la dame, qui avoua tout sans autre formalité; alors il la fit déposer chez un honnête alguazil de cour.
– Comment! s’écria Sancho, il y a donc aussi à Candaya des alguazils, des poëtes et des seguidillas? Par tous les serments que je puis faire, j’imagine que le monde est tout un. Mais que Votre Grâce se dépêche un peu, madame Trifaldi; il se fait tard, et je meurs d’envie de savoir la fin d’une si longue histoire.
– C’est ce que vais faire», répondit la comtesse.
Où la Trifaldi continue sa surprenante et mémorable histoire
De chaque parole que disait Sancho, la duchesse raffolait, autant que s’en désespérait don Quichotte, qui lui ordonna de se taire. Alors la Doloride continua de la sorte:
«Enfin, après bien des interrogatoires, des demandes et des réponses, comme l’infante tenait toujours bon, sans rétracter ni changer sa première déclaration, le grand vicaire jugea en faveur de don Clavijo, et la lui remit pour légitime épouse; ce qui causa tant de chagrin à la reine doña Magoncia, mère de l’infante Antonomasie, qu’au bout de trois jours nous l’enterrâmes.
– Elle était morte, sans doute? demanda Sancho.
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