«Si j’avais soif d’eau, répondit Sancho, il y a des puits sur la route où je l’aurais étanchée. Ah! noces de Camache, abondance de la maison de don Diego, combien de fois j’aurai encore à vous regretter!»
Ils sortirent alors de l’ermitage et piquèrent du côté de l’hôtellerie. À quelque distance, ils rencontrèrent un jeune garçon qui cheminait devant eux, non très-vite, de façon qu’ils l’eurent bientôt rattrapé. Il portait sur l’épaule son épée comme un bâton, avec un paquet de hardes qui semblait contenir ses chausses, son manteau court et quelques chemises. Il était vêtu d’un pourpoint de velours, avec quelques restes de taillades en satin qui laissaient voir la chemise par-dessous. Ses bas étaient en soie, et ses souliers carrés à la mode de la cour. Son âge pouvait être de dix-huit à dix-neuf ans; il avait la figure joviale, la démarche agile, et s’en allait chantant des séguidillas pour charmer l’ennui et la fatigue du chemin. Quand ils arrivèrent près de lui, il achevait d’en chanter une que le cousin retint par cœur, et qui disait: «À la guerre me conduit ma nécessité; si j’avais de l’argent, je n’irais pas, en vérité.»
Le premier qui lui parla fut don Quichotte:
«Vous cheminez bien à la légère, seigneur galant, lui dit-il; et de quel côté? que nous le sachions, s’il vous plaît de le dire.
– Cheminer si à la légère! répondit le jeune homme; c’est à cause de la chaleur et de la pauvreté; et où je vais? c’est à la guerre.
– Comment! la pauvreté, s’écria don Quichotte; la chaleur, c’est plus croyable.
– Seigneur, répliqua le jeune garçon, je porte dans ce paquet des grègues de velours, compagnes de ce pourpoint; si je les use sur la route, je ne pourrai pas m’en faire honneur dans la ville, et je n’ai pas de quoi en acheter d’autres. Pour cette raison aussi bien que pour me donner de l’air, je marche comme vous voyez, jusqu’à ce que je rejoigne des compagnies d’infanterie qui sont à douze lieues d’ici, et dans lesquelles je m’engagerai. Je ne manquerai pas alors d’équipages pour cheminer jusqu’au point d’embarquement, qu’on dit être Carthagène; j’aime mieux avoir le roi pour maître et seigneur, et le servir à la guerre, que de servir quelque ladre à la cour.
– Mais Votre Grâce a-t-elle du moins une haute paye [157]? demanda le cousin.
– Ah! répondit le jeune homme, si j’avais servi quelque grand d’Espagne ou quelque personnage important, à coup sûr elle ne me manquerait pas. Voilà ce que c’est que de servir en bonne condition; de la table des pages, on devient enseigne ou capitaine, ou l’on attrape quelque bonne pension. Mais moi, pauvre malheureux, je n’ai jamais servi que des solliciteurs de places, des gens de rien, venus on ne sait d’où, qui mettent leurs valets à la portion congrue, si maigre et si mince, que, pour payer l’empois d’un collet, il faut dépenser la moitié de ses gages. On tiendrait vraiment à miracle qu’un page d’aventure attrapât la moindre fortune.
– Mais par votre vie, dites-moi, mon ami, demanda don Quichotte, est-il possible que, pendant les années que vous avez servi, vous n’ayez pu seulement attraper quelque livrée?
– On m’en a donné deux, répondit le page; mais, de même qu’à celui qui quitte un couvent avant d’y faire profession on ôte la robe et le capuce pour lui rendre ses habits, de même mes maîtres me rendaient les miens dès qu’ils avaient fini les affaires qui les appelaient à la cour, et reprenaient les livrées qu’ils ne m’avaient données que par ostentation.
– Notable vilenie! s’écria don Quichotte, mais toutefois félicitez-vous d’avoir quitté la cour avec une aussi bonne intention que celle qui vous pousse. Il n’y a rien, en effet, sur la terre de plus honorable et de plus profitable à la fois que de servir Dieu d’abord, puis son roi et seigneur naturel, principalement dans le métier des armes, par lesquelles on obtient, sinon plus de richesses, au moins plus d’honneur que par les lettres, comme je l’ai déjà dit maintes et maintes fois. S’il est vrai que les lettres ont plus fondé de majorats que les armes, ceux des armes ont je ne sais quoi de supérieur à ceux des lettres, et je sais bien quoi de noble et d’éclatant qui leur fait surpasser tous les autres. Ce que je vais vous dire à présent, gardez-le bien en votre mémoire, car vous y trouverez grand profit, et grand soulagement dans les peines du métier; c’est que vous éloigniez votre imagination de tous les événements funestes qui pourraient arriver. Le pire de tous est la mort, et, pourvu qu’elle soit glorieuse, le meilleur de tous est de mourir. On demandait à Jules César, ce vaillant empereur romain, quelle était la meilleure mort: «La subite et l’imprévue», répondit-il. Bien que cette réponse soit d’un gentil, privé de la connaissance du vrai Dieu, toutefois il disait bien, en ce qui est d’échapper au sentiment naturel à l’homme. Que l’on vous tue à la première rencontre, soit d’une décharge d’artillerie, soit des éclats d’une mine qui saute, qu’importe? c’est toujours mourir, et la besogne est faite. Suivant Térence, mieux sied au soldat d’être mort dans la bataille que vivant et sain dans la fuite, et le bon soldat acquiert juste autant de renommée qu’il montre d’obéissance envers ses capitaines et ceux qui ont droit de lui commander. Prenez garde, mon fils, qu’il sied mieux au soldat de sentir la poudre que le musc, et, si la vieillesse vous atteint dans cet honorable métier, fussiez-vous couvert de blessures, estropié, boiteux, du moins elle ne vous atteindra pas sans honneur, tellement que la pauvreté même ne pourra en obscurcir l’éclat. D’ailleurs, on s’occupe à présent de soulager et de nourrir les soldats vieux et estropiés; car il ne serait pas bien que l’on fît avec eux comme font ceux qui donnent la liberté à leurs nègres quand ils sont vieux et ne peuvent plus servir. En les chassant de la maison sous le titre d’affranchis, ils les font esclaves de la faim, dont la mort seule pourra les affranchir. Quant à présent, je ne veux rien vous dire de plus, sinon que vous montiez en croupe sur mon cheval jusqu’à l’hôtellerie; vous y souperez avec moi, et demain matin vous continuerez votre voyage; puisse Dieu vous le donner aussi bon que vos désirs le méritent!»
Le page refusa l’invitation de la croupe, mais il accepta celle du souper à l’hôtellerie, et, dans ce moment, Sancho, dit-on, se dit à lui-même:
«Diable soit de mon seigneur! est-il possible qu’un homme qui sait dire tant et de si belles choses, comme celles qu’il vient de débiter, dise avoir vu les bêtises impossibles qu’il raconte de la caverne de Montésinos? Allons, il faut en prendre son parti.»
Ils arrivèrent bientôt après à l’hôtellerie, au moment où la nuit tombait, et non sans grande joie de Sancho, qui se réjouit de voir que son maître la prenait pour une hôtellerie véritable, et non pour un château, comme il en avait l’habitude.
À peine furent-ils entrés que don Quichotte s’informa, auprès de l’hôtelier, de l’homme aux lances et aux hallebardes. L’autre lui répondit qu’il était dans l’écurie à ranger son mulet. Le cousin et Sancho en firent autant de leurs ânes, laissant à Rossinante le haut bout et la meilleure mangeoire de l’écurie.
Où l’on rapporte l’aventure du braiment et la gracieuse histoire du joueur de marionnettes, ainsi que les mémorables divinations du singe devin
Don Quichotte grillait, comme on dit, d’impatience d’apprendre les merveilles promises par l’homme aux armes. Il alla le chercher où l’hôtelier lui avait indiqué qu’il était, et l’ayant trouvé, il le pria de lui dire sur-le-champ ce qu’il devait lui dire plus tard, à propos des questions qui lui avaient été faites en chemin. L’homme répondit:
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