«À ces mots, le misérable Durandart, jetant un cri, s’écria: «Ô mon cousin Montésinos, la dernière chose que je vous ai demandée, c’est, quand je serais mort et mon âme partie, de porter mon cœur à Bélerme, en me le tirant de la poitrine, soit avec un poignard, soit avec une dague. [148]»
«Quand le vénérable Montésinos entendit cela, il se mit à genoux devant le déplorable chevalier, et lui dit les larmes aux yeux: «J’ai déjà fait, seigneur Durandart, mon très-cher cousin, j’ai déjà fait ce que vous m’avez commandé dans la fatale journée de notre déroute; je vous ai arraché le cœur du mieux que j’ai pu, sans vous en laisser la moindre parcelle dans la poitrine; je l’ai essuyé avec un mouchoir de dentelle; j’ai pris en toute hâte le chemin de la France, après vous avoir déposé dans le sein de la terre, en versant tant de larmes qu’elles ont suffi pour me laver les mains et étancher le sang que j’avais pris en vous fouillant dans les entrailles; à telles enseignes, cousin de mon âme, qu’au premier village où je passai, en sortant des gorges de Roncevaux, je jetai un peu de sel sur votre cœur pour qu’il ne sentît pas mauvais, et qu’il arrivât, sinon frais, au moins enfumé, en la présence de votre dame Bélerme. Cette dame, avec vous, moi, Guadiana votre écuyer, la duègne Ruidéra, ses sept filles et ses deux nièces, et quantité d’autres de vos amis et connaissances, sommes enchantés ici depuis bien des années par le sage Merlin. Quoiqu’il y ait de cela plus de cinq cents ans, aucun de nous n’est mort; il ne manque que Ruidéra, ses filles et ses nièces, lesquelles, en pleurant, et par la pitié qu’en eut Merlin, furent converties en autant de lagunes, qu’à cette heure, dans le monde des vivants et dans la province de la Manche, on nomme les lagunes de Ruidéra. Les filles appartiennent aux rois d’Espagne, et les deux nièces aux chevaliers d’un ordre religieux qu’on appelle de Saint-Jean. Guadiana, votre écuyer, pleurant aussi votre disgrâce, fut changé en un fleuve appelé de son nom même, lequel, lorsqu’il arriva à la surface du sol et qu’il vit le soleil d’un autre ciel, ressentit une si vive douleur de vous abandonner, qu’il s’enfonça de nouveau dans les entrailles de la terre. Mais, comme il est impossible de se révolter contre son penchant naturel, il sort de temps en temps, et se montre où le soleil et les gens puissent le voir. [149]Les lagunes dont j’ai parlé lui versent peu à peu leurs eaux, et, grossi par elles, ainsi que par une foule d’autres rivières qui se joignent à lui, il entre grand et pompeux en Portugal. Toutefois, quelque part qu’il passe, il montre sa tristesse et sa mélancolie; il ne se vante pas de nourrir dans ses eaux des poissons fins et estimés, mais grossiers et insipides, bien différents de ceux du Tage doré. Ce que je vous dis à présent, ô mon cousin, je vous l’ai dit mille et mille fois; mais comme vous ne me répondez point, j’imagine, ou que vous ne m’entendez pas, ou que vous ne me donnez pas créance, ce qui me chagrine autant que Dieu le sait. Je veux maintenant vous donner des nouvelles qui, si elles ne servent pas de soulagement à votre douleur, ne l’augmenteront du moins en aucune façon. Sachez que vous avez ici devant vous (ouvrez les yeux, et vous le verrez) ce grand chevalier de qui le sage Merlin a prophétisé tant de choses, ce don Quichotte de la Manche, lequel, avec plus d’avantage que dans les siècles passés, a ressuscité dans les siècles présents la chevalerie errante déjà oubliée. Peut-être, par son moyen et par sa faveur, parviendrons-nous à être désenchantés, car c’est aux grands hommes que sont réservées les grandes prouesses. – Et quand même cela n’arriverait pas, répondit le déplorable Durandart d’une voix basse et éteinte, quand même cela n’arriverait pas, ô cousin, je dirai: Patience, et battons les cartes . [150]» Alors, se tournant sur le côté, il retomba dans son silence ordinaire, sans dire un mot de plus.
«En ce moment de grands cris se firent entendre, ainsi que des pleurs accompagnés de profonds gémissements et de soupirs entrecoupés. Je tournai la tête, et vis, à travers les murailles de cristal, passer dans une autre salle une procession formée par deux files de belles damoiselles, toutes habillées de deuil, avec des turbans blancs sur la tête, à la mode turque. Derrière les deux files marchait une dame (elle le paraissait du moins à la gravité de sa contenance) également vêtue de noir, avec un voile blanc si long et si étendu qu’il baisait la terre. Son turban était deux fois plus gros que le plus gros des autres femmes; elle avait les sourcils réunis, le nez un peu camard, la bouche grande, mais les lèvres colorées. Ses dents, qu’elle découvrait parfois, semblaient être clairsemées et mal rangées, quoique blanches comme des amandes sans peau. Elle portait dans les mains un mouchoir de fine toile, et dans cette toile, à ce que je pus entrevoir, un cœur de chair de momie, tant il était sec et enfumé. Montésinos me dit que tous ces gens de la procession étaient les serviteurs de Durandart et de Bélerme, qui étaient enchantés avec leurs maîtres, et que la dernière personne, celle qui portait le cœur dans le mouchoir, était Bélerme elle-même, laquelle, quatre fois par semaine, faisait avec ses femmes cette procession, et chantait, ou plutôt pleurait des chants funèbres sur le corps et le cœur pitoyable de son cousin. «Si elle vous a paru quelque peu laide, ajouta-t-il, ou du moins pas aussi belle qu’elle en avait la réputation, c’est à cause des mauvais jours et des pires nuits qu’elle passe dans cet enchantement, comme on peut le voir à ses yeux battus et à son teint valétudinaire. Cette pâleur, ces cernes aux yeux, ne viennent point de la maladie mensuelle ordinaire aux femmes, car il y a bien des mois et même bien des années qu’il n’en est plus question pour elle, mais de l’affliction qu’éprouve son cœur à la vue de celui qu’elle porte incessamment à la main, et qui rappelle à sa mémoire la catastrophe de son malheureux amant. Sans cela, à peine serait-elle égalée en beauté, en grâce, en élégance, par la grande Dulcinée du Toboso, si renommée dans tous ces environs et dans le monde entier.»
«Halte-là! m’écriai-je alors, seigneur don Montésinos; que Votre Grâce conte son histoire tout uniment. Vous devez savoir que toute comparaison est odieuse, et qu’ainsi l’on ne doit comparer personne à personne. La sans pareille Dulcinée du Toboso est ce qu’elle est, madame doña Bélerme ce qu’elle est et ce qu’elle a été, et restons-en là.
– Seigneur don Quichotte, me répondit-il, que Votre Grâce me pardonne. Je confesse que j’ai eu tort, et que j’ai mal fait de dire qu’à peine madame Dulcinée égalerait madame Bélerme; car il me suffisait d’avoir eu je ne sais quels vagues soupçons que Votre Grâce est son chevalier, pour que je me mordisse la langue plutôt que de comparer cette dame à personne, si ce n’est au ciel même.»
«Cette satisfaction que me donna le grand Montésinos apaisa mon cœur, et me remit de l’agitation que j’avais éprouvée en entendant comparer ma dame avec Bélerme.
– Je m’étonne même, dit alors Sancho, que Votre Grâce ait pu s’empêcher de monter sur l’estomac du bonhomme, de lui moudre les os à coups de pied, et de lui arracher la barbe sans lui en laisser un poil au menton.
– Non pas, ami Sancho, répondit don Quichotte; c’eût été mal à moi d’agir ainsi; car nous sommes tous tenus de respecter les vieillards, même ne fussent-ils pas chevaliers, et plus encore lorsqu’ils le sont, et qu’ils sont enchantés par-dessus le compte. Je sais bien que nous ne sommes pas demeurés en reste l’un avec l’autre quant à beaucoup de questions et de réponses que nous nous sommes mutuellement adressées.»
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