«Dieu vous le pardonne, amis! vous m’avez enlevé au plus agréable spectacle, à la plus délicieuse vie dont aucun mortel ait jamais joui. Maintenant, en effet, je viens de reconnaître que toutes les joies de ce monde passent comme l’ombre et le songe, ou se flétrissent comme la fleur des champs. Ô malheureux Montésinos! Ô Durandart couvert de blessures! ô infortunée Bélerme! ô larmoyant Guadiana! et vous, déplorables filles de Ruidéra, qui montrez dans vos eaux abondantes celles qu’ont versées vos beaux yeux!»
Le cousin et Sancho écoutaient avec grande attention les paroles de don Quichotte, qui les prononçait comme s’il les eût tirées avec une douleur immense du fond de ses entrailles. Ils le supplièrent de leur expliquer ce qu’il voulait dire, et de leur raconter ce qu’il avait vu dans cet enfer.
«Enfer vous l’appelez! s’écria don Quichotte; non, ne l’appelez pas ainsi, car il ne le mérite pas, comme vous allez voir.»
Il demanda qu’on lui donnât d’abord quelque chose à manger, parce qu’il avait une horrible faim. On étendit sur l’herbe verte le tapis qui faisait la selle du cousin, on vida les bissacs, et, tous trois assis en bon accord et bonne amitié, ils goûtèrent et soupèrent tout à la fois. Quand le tapis fut enlevé, don Quichotte s’écria:
«Que personne ne se lève, enfants, et soyez tous attentifs.»
Des choses admirables que l’insigne don Quichotte raconte avoir vues dans la profonde caverne de Montésinos, choses dont l’impossibilité et la grandeur font que l’on tient cette aventure pour apocryphe
Il était quatre heures du soir, quand le soleil, caché derrière des nuages, et ne jetant qu’une faible lumière et des rayons tempérés, permit à don Quichotte de conter, sans chaleur et sans fatigue, à ses deux illustres auditeurs, ce qu’il avait vu dans la caverne de Montésinos. Il commença de la manière suivante:
«À douze ou quatorze toises de la profondeur de cette caverne, il se fait, à main droite, une concavité, ou espace vide, capable de contenir un grand chariot avec ses mules. Elle reçoit une faible lumière par quelques fentes qui la lui amènent de loin, ouvertes à la surface de la terre. Cette concavité, je l’aperçus lorsque je me sentais déjà fatigué et ennuyé de me voir pendu à une corde pour descendre dans cette obscure région sans suivre aucun chemin déterminé. Je résolus donc d’y entrer pour m’y reposer un peu. Je vous appelai pour vous dire de ne plus me lâcher de corde jusqu’à ce que je vous en demandasse; mais vous ne dûtes pas m’entendre. Je ramassai la corde que vous continuiez à m’envoyer, et l’arrangeant en pile ronde, je m’assis sur ses plis tout pensif, réfléchissant à ce que je devais faire pour atteindre le fond, alors que je n’avais plus personne qui me soutînt. Tandis que j’étais absorbé dans cette pensée et dans cette hésitation, tout à coup je fus saisi d’un profond sommeil, puis, quand j’y pensais le moins, et sans savoir pourquoi ni comment, je m’éveillai et me trouvai au milieu de la prairie la plus belle, la plus délicieuse que puisse former la nature, ou rêver la plus riante imagination. J’ouvris les yeux, je me les frottai, et vis bien que je ne dormais plus, que j’étais parfaitement éveillé. Toutefois je me tâtai la tête et la poitrine pour m’assurer si c’était bien moi qui me trouvais en cet endroit, ou quelque vain fantôme à ma place. Mais le toucher, les sensations, les réflexions raisonnables que je faisais moi-même, tout m’attesta que j’étais bien alors le même que je suis à présent.
«Bientôt s’offrit à ma vue un royal et somptueux palais, un alcazar, dont les murailles paraissaient fabriquées de clair et transparent cristal. Deux grandes portes s’ouvrirent, et j’en vis sortir un vénérable vieillard qui s’avançait à ma rencontre. Il était vêtu d’un long manteau de serge violette qui traînait à terre. Ses épaules et sa poitrine s’enveloppaient dans les plis d’un chaperon collégial en satin vert; sa tête était couverte d’une toque milanaise en velours noir, et sa barbe, d’une éclatante blancheur, tombait plus bas que sa ceinture. Il ne portait aucune arme, et tenait seulement à la main un chapelet dont les grains étaient plus gros que des noix, et les dizains comme des œufs d’autruche. Sa contenance, sa démarche, sa gravité, l’ample aspect de toute sa personne, me jetèrent dans l’étonnement et l’admiration. Il s’approcha de moi, et la première chose qu’il fit, fut de m’embrasser étroitement; puis il me dit: «Il y a de bien longs temps, valeureux chevalier don Quichotte de la Manche, que nous tous, habitants de ces solitudes enchantées, nous attendons ta venue, pour que tu fasses connaître au monde ce que renferme et couvre la profonde caverne où tu es entré, appelée la caverne de Montésinos; prouesse réservée pour ton cœur invincible et ton courage éblouissant. Viens avec moi, seigneur insigne; je veux te montrer les merveilles que cache ce transparent alcazar, dont je suis le kaïd et le gouverneur perpétuel, puisque je suis Montésinos lui-même, de qui la caverne a pris son nom. [145]»
«À peine m’eut-il dit qu’il était Montésinos, que je lui demandai s’il était vrai, comme on le raconte dans le monde de là-haut, qu’il eût tiré du fond de la poitrine, avec une petite dague, le cœur de son ami Durandart, et qu’il l’eût porté à sa dame Bélerme, comme Durandart l’en avait chargé au moment de sa mort [146]. Il me répondit qu’on disait vrai en toutes choses, sauf quant à la dague, parce qu’il ne s’était servi d’aucune dague, ni petite ni grande, mais d’un poignard fourbi, plus aigu qu’une alêne.
– Ce poignard, interrompit Sancho, devait être de Ramon de Hocès, l’armurier de Séville.
– Je ne sais trop, reprit don Quichotte; mais non, ce ne pouvait être ce fourbisseur, puisque Ramon de Hocès vivait hier, et que le combat de Roncevaux, où arriva cette catastrophe, compte déjà bien des années. Au reste, cette vérification est de nulle importance et n’altère en rien la vérité ni l’enchaînement de l’histoire.
– Non certes, ajouta le cousin; et continuez-la, seigneur don Quichotte, car je vous écoute avec le plus grand plaisir du monde.
– Je n’en ai pas moins à la raconter, répondit don Quichotte. Je dis donc que le vénérable Montésinos me conduisit au palais de cristal, où, dans une salle basse, d’une extrême fraîcheur et toute bâtie d’albâtre, se trouvait un sépulcre de marbre, sculpté avec un art merveilleux. Sur ce sépulcre, je vis un chevalier étendu tout de son long, non de bronze, ni de marbre, ni de jaspe, comme on a coutume de les faire sur d’autres mausolées, mais bien de vraie chair et de vrais os. Il avait la main droite (qui me sembla nerveuse et quelque peu velue, ce qui est signe de grande force) posée sur le côté du cœur, et, avant que je fisse aucune question, Montésinos, me voyant regarder avec étonnement ce sépulcre: «Voilà, me dit-il, mon ami Durandart, fleur et miroir des chevaliers braves et amoureux de son temps. Merlin, cet enchanteur français [147]qui fut, dit-on, fils du diable, le tient enchanté dans ce lieu, ainsi que moi et beaucoup d’autres, hommes et femmes. Ce que je crois, c’est qu’il ne fut pas fils du diable, mais qu’il en sut, comme on dit, un doigt plus long que le diable. Quant au pourquoi et au comment il nous enchanta, personne ne le sait; et le temps seul pourra le révéler, quand le moment en sera venu, lequel n’est pas loin, à ce que j’imagine. Ce qui me surprend par-dessus tout, c’est de savoir, aussi sûr qu’il fait jour à présent, que Durandart termina sa vie dans mes bras, et qu’après sa mort je lui arrachai le cœur de mes propres mains; et, en vérité, il devait peser au moins deux livres, car, suivant les naturalistes, celui qui porte un grand cœur est doué de plus de vaillance que celui qui n’en a qu’un petit. Eh bien! puisqu’il en est ainsi, et que ce chevalier mourut bien réellement, comment peut-il à présent se plaindre et soupirer de temps en temps, comme s’il était toujours en vie?»
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