Finalement, Sancho se laissa tomber endormi au pied d’un liége, et don Quichotte s’étendit sous un robuste chêne. Il y avait peu de temps encore qu’il sommeillait, quand il fut éveillé par un bruit qui se fit entendre derrière sa tête. Se levant en sursaut, il se mit à regarder et à écouter d’où venait le bruit. Il aperçut deux hommes à cheval, et entendit que l’un d’eux, se laissant glisser de la selle, dit à l’autre:
«Mets pied à terre, ami, et détache la bride aux chevaux; ce lieu, à ce qu’il me semble, abonde aussi bien en herbes pour eux qu’en solitude et en silence pour mes amoureuses pensées.»
Dire ce peu de mots et s’étendre par terre fut l’affaire du même instant; et, quand l’inconnu se coucha, il fit résonner les armes dont il était couvert. À ce signe manifeste, don Quichotte reconnut que c’était un chevalier errant. S’approchant de Sancho, qui dormait encore, il le secoua par le bras, et, non sans peine, il lui fit ouvrir les yeux; puis il dit à voix basse:
«Sancho, mon frère, nous tenons une aventure.
– Dieu nous l’envoie bonne! répondit Sancho; mais où est, seigneur, Sa Grâce madame l’aventure?
– Où, Sancho? répliqua don Quichotte; tourne les yeux et regarde par là; tu y verras étendu par terre un chevalier errant, qui, à ce que je m’imagine, ne doit pas être trop joyeux, car je l’ai vu se jeter à bas de cheval et se coucher par terre avec quelques marques de chagrin, et, quand il est tombé, j’ai entendu bruire ses armes.
– Mais où trouvez-vous, reprit Sancho, que ce soit là une aventure?
– Je ne prétends pas dire, reprit don Quichotte, que ce soit là une aventure complète, mais c’en est le commencement; car c’est ainsi que commencent les aventures. Mais chut! écoutons; il me semble qu’il accorde un luth ou une mandoline, et, à la manière dont il crache et se nettoie la poitrine, il doit se préparer à chanter quelque chose.
– En bonne foi, c’est vrai, repartit Sancho, et ce doit être un chevalier amoureux.
– Il n’y a point de chevaliers errants qui ne le soient, reprit don Quichotte; mais écoutons-le, et, s’il chante, par le fil de sa voix nous tirerons le peloton de ses pensées, car l’abondance du cœur fait parler la langue. [86]»
Sancho voulait répliquer à son maître, mais il en fut empêché par la voix du chevalier du Bocage, qui n’était ni bonne ni mauvaise. Ils prêtèrent tous deux attention et l’entendirent chanter ce Sonnet :
«Donnez-moi, madame, une ligne à suivre, tracée suivant votre volonté; la mienne s’y conformera tellement que jamais elle ne s’en écartera d’un point.
«Si vous voulez que, taisant mon martyre, je meure, comptez-moi déjà pour trépassé, et si vous voulez que je vous le confie d’une manière inusitée, je ferai en sorte que l’amour lui-même parle pour moi.
«Je suis devenu à l’épreuve des contraires, de cire molle et de dur diamant, et aux lois de l’amour mon âme se résigne.
«Mol ou dur, je vous offre mon cœur; taillez ou gravez-y ce qui vous fera plaisir; je jure de le garder éternellement.»
Avec un hélas! qui semblait arraché du fond de ses entrailles, le chevalier du Bocage termina son chant; puis, après un court intervalle, il s’écria d’une voix dolente et plaintive:
«Ô la plus belle et la plus ingrate des femmes de l’univers! Comment est-il possible, sérénissime Cassildée de Vandalie, que tu consentes à user et à faire périr en de continuels pèlerinages, en d’âpres et pénibles travaux, ce chevalier ton captif? N’est-ce pas assez que j’aie fait confesser que tu étais la plus belle du monde à tous les chevaliers de la Navarre, à tous les Léonères, à tous les Tartésiens, à tous les Castillans, et finalement à tous les chevaliers de la Manche?
– Oh! pour cela non, s’écria don Quichotte, car je suis de la Manche, et jamais je n’ai rien confessé de semblable, et je n’aurais pu ni dû confesser une chose aussi préjudiciable à la beauté de ma dame. Tu le vois, Sancho, ce chevalier divague; mais écoutons, peut-être se découvrira-t-il davantage?
– Sans aucun doute, répliqua Sancho, car il prend le chemin de se plaindre un mois durant.»
Toutefois il n’en fut pas ainsi; le chevalier du Bocage, ayant entr’ouï qu’on parlait à ses côtés, interrompit ses lamentations, et, se levant debout, dit d’une voix sonore et polie:
«Qui est là? quelles gens y a-t-il? Est-ce par hasard du nombre des heureux ou du nombre des affligés?
– Des affligés, répondit don Quichotte.
– Eh bien! venez à moi, reprit le chevalier du Bocage, et vous pouvez compter que vous approchez de l’affliction même et de la tristesse en personne.»
Don Quichotte, qui s’entendit répondre avec tant de sensibilité et de courtoisie, s’approcha de l’inconnu, et Sancho fit de même. Le chevalier aux lamentations saisit don Quichotte par le bras:
«Asseyez-vous, seigneur chevalier, lui dit-il; car, pour deviner que vous l’êtes, et de ceux qui professent la chevalerie errante, il me suffit de vous avoir trouvé dans cet endroit, où la solitude et le serein vous font compagnie, appartement ordinaire et lit naturel des chevaliers errants.»
Don Quichotte répondit:
«Je suis chevalier, en effet, de la profession que vous dites, et, quoique les chagrins et les disgrâces aient fixé leur séjour dans mon âme, cependant ils n’en ont pas chassé la compassion que je porte aux malheurs d’autrui. De ce que vous chantiez tout à l’heure, j’ai compris que les vôtres sont amoureux, je veux dire nés de l’amour que vous portez à cette belle ingrate dont le nom vous est échappé dans vos plaintes.»
Quand les deux chevaliers discouraient ainsi, ils étaient assis côte à côte sur le dur siège de la terre, en paix et en bonne intelligence, comme si, aux premiers rayons du jour, ils n’eussent pas dû se couper la gorge.
«Seigneur chevalier, demanda celui du Bocage à don Quichotte, seriez-vous par bonheur amoureux?
– Par malheur je le suis, répondit don Quichotte, quoique, après tout, les souffrances qui naissent d’une affection bien placée doivent plutôt passer pour des biens que pour des maux.
– Telle est la vérité, répliqua le chevalier du Bocage, quand toutefois le dédain ne nous trouble pas l’entendement et la raison, car il peut être poussé au point de ressembler à de la vengeance.
– Jamais je ne fus dédaigné par ma dame, répondit don Quichotte.
– Non, par ma foi, ajouta Sancho, qui se tenait près de lui, car notre dame est plus douce qu’un mouton et plus tendre que du beurre.
– Est-ce là votre écuyer? demanda le chevalier du Bocage.
– Oui, c’est lui, répondit don Quichotte.
– Je n’ai jamais vu d’écuyer, répliqua l’inconnu, qui osât parler où parle son seigneur. Du moins, voilà le mien, qui est grand comme père et mère, et duquel on ne saurait prouver qu’il ait desserré les dents où j’avais parlé.
– Eh bien, ma foi, s’écria Sancho, moi j’ai parlé, et je parlerai devant un autre aussi… et même plus… Mais laissons cela: c’est pire à remuer.»
Alors l’écuyer du Bocage empoigna Sancho par le bras:
«Compère, lui dit-il, allons-nous-en tous deux où nous puissions parler tout notre soûl, et laissons ces seigneurs nos maîtres s’en conter l’un à l’autre avec l’histoire de leurs amours. En bonne foi de Dieu, le jour les surprendra qu’ils n’auront pas encore fini.
– Très-volontiers, répondit Sancho, et je dirai à Votre Grâce qui je suis, pour que vous voyiez si l’on peut me compter à la douzaine parmi les écuyers parlants.»
À ces mots, les deux écuyers s’éloignèrent, et ils eurent ensemble un dialogue aussi plaisant que celui de leurs maîtres fut grave et sérieux.
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