C’était la vérité; car, voyant Dulcinée à cheval, elles avaient donné du talon, et toutes trois enfilèrent la venelle, sans tourner la tête, l’espace d’une grande demi-lieue.
Don Quichotte les suivit longtemps des yeux, et, quand elles eurent disparu, il se tourna vers Sancho:
«Que t’en semble, Sancho? dit-il. Vois quelle haine me portent les enchanteurs! vois jusqu’où s’étend leur malice et leur rancune, puisqu’ils ont voulu me priver du bonheur que j’aurais eu à contempler ma dame dans son être véritable! Oh! oui, je suis né pour être le modèle des malheureux, le blanc qui sert de point de mire aux flèches de la mauvaise fortune. D’ailleurs, remarque, Sancho, que ces traîtres ne se sont point contentés de transformer Dulcinée, et de la transformer en une figure aussi basse, aussi laide que celle de cette villageoise; mais encore ils lui ont ôté ce qui est le propre des grandes dames, je veux dire la bonne odeur, puisqu’elles sont toujours au milieu des fleurs et des parfums; car il faut que tu apprennes, Sancho, que, lorsque je m’approchai pour mettre Dulcinée sur sa monture (haquenée, suivant toi, mais qui m’a toujours paru une ânesse), elle m’a envoyé une odeur d’ail cru qui m’a soulevé le cœur et empesté l’âme.
– Ô canaille! s’écria Sancho de toutes ses forces; ô enchanteurs pervers et malintentionnés! que ne puis-je vous voir tous enfilés par les ouïes, comme les sardines à la brochette! Beaucoup vous savez, beaucoup vous pouvez, et beaucoup de mal vous faites. Il devait pourtant vous suffire, coquins maudits, d’avoir changé les perles des yeux de ma dame en méchantes noix de chêne, ses cheveux d’or pur en poils de vache rousse, et finalement tous ses traits de charmants en horribles, sans que vous touchiez encore à son odeur! Par elle, du moins, nous aurions conjecturé ce qui était caché sous cette laide écorce; bien qu’à dire vrai, moi je n’aie jamais vu sa laideur, mais seulement sa beauté, que relevait encore un gros signe qu’elle a sur la lèvre droite, en manière de moustache, avec sept ou huit poils blonds comme des fils d’or, et longs de plus d’un palme.
– Outre ce signe, dit don Quichotte, et suivant la correspondance qu’ont entre eux ceux du visage et ceux du corps. [74]Dulcinée doit en avoir un sur le plat de la cuisse, qui correspond au côté où elle a celui du visage. Mais les poils de la grandeur que tu as mentionnée sont bien longs pour des signes.
– Eh bien! je puis dire à Votre Grâce, répondit Sancho, qu’ils semblaient là comme nés tout exprès.
– Je le crois bien, ami, répliqua don Quichotte, car la nature n’a rien mis en Dulcinée qui ne fût la perfection même; aussi aurait-elle cent signes comme celui dont tu parles, que ce serait autant de signes du zodiaque et d’étoiles resplendissantes. [75]Mais dis-moi, Sancho, ce qui me parut un bât, et que tu remis en place, était-ce une selle plate ou une selle en fauteuil?
– C’était, pardieu, une selle à l’écuyère [76], répondit Sancho, avec une housse de campagne qui vaut la moitié d’un royaume, tant elle est riche.
– Faut-il que je n’aie pas vu tout cela, Sancho! s’écria don Quichotte; oh! je le répète et le répéterai mille fois, je suis le plus malheureux des hommes!»
Le sournois de Sancho avait fort à faire pour ne pas éclater de rire en écoutant les extravagances de son maître, si délicatement dupé. Finalement, après bien d’autres propos, ils remontèrent tous deux sur leurs bêtes, et prirent le chemin de Saragosse, où ils espéraient arriver assez à temps pour assister à des fêtes solennelles qui se célébraient chaque année dans cette ville insigne [77]. Mais avant de s’y rendre il leur arriva des aventures si nombreuses, si surprenantes et si nouvelles, qu’elles méritent d’être écrites et lues, ainsi qu’on le verra en poursuivant.
De l’étrange aventure qui arriva au valeureux don Quichotte avec le char ou la charrette des Cortès de la mort
Don Quichotte s’en allait tout pensif le long de son chemin, préoccupé de la mauvaise plaisanterie que lui avaient faite les enchanteurs en transformant sa dame en une paysanne de méchante mine, et n’imaginait point quel remède il pourrait trouver pour la remettre en son premier état. Ces pensées le mettaient tellement hors de lui que, sans y prendre garde, il lâcha la bride à Rossinante, lequel, s’apercevant de la liberté qu’on lui laissait, s’arrêtait à chaque pas pour paître l’herbe fraîche qui croissait abondamment en cet endroit.
Sancho tira son maître de cette silencieuse extase:
«Seigneur, lui dit-il, les tristesses n’ont pas été faites pour les bêtes, mais pour les hommes, et pourtant, quand les hommes s’y abandonnent outre mesure, ils deviennent des bêtes. Allons, revenez à vous, prenez courage, relevez les rênes à Rossinante, ouvrez les yeux, et montrez cette gaillardise qui convient aux chevaliers errants. Que diable est cela? Pourquoi cet abattement? Sommes-nous en France, ou bien ici? Que Satan emporte plutôt autant de Dulcinées qu’il y en a dans le monde, puisque la santé d’un seul chevalier errant vaut mieux que tous les enchantements et toutes les transformations de la terre!
– Tais-toi, Sancho, répondit don Quichotte d’une voix qui n’était pas éteinte; tais-toi, dis-je, et ne prononce point de blasphèmes contre cette dame enchantée, dont la disgrâce et le malheur ne peuvent s’attribuer qu’à ma faute. Oui, c’est de l’envie que me portent les méchants qu’est née sa méchante aventure.
– C’est ce que je dis également, reprit Sancho; de qui l’a vue et la voit, le cœur se fend à bon droit.
– Ah! tu peux bien le dire, Sancho, toi qui l’as vue dans tout l’éclat de sa beauté, puisque l’enchantement ne s’étendit point à troubler ta vue et à te voiler ses charmes; contre moi seul et contre mes yeux s’est dirigée la force de son venin. Cependant, Sancho, il m’est venu un scrupule; c’est que tu as mal dépeint sa beauté; car, si j’ai bonne mémoire, tu as dit qu’elle avait des yeux de perle, et des yeux de perle ressemblent plutôt à ceux d’un poisson qu’à ceux d’une dame. À ce que je crois, ceux de Dulcinée doivent être de vertes émeraudes, bien fendus, avec des arcs-en-ciel qui lui servent de sourcils. Quant à ces perles, ôte-les des yeux et passe-les aux dents, puisque sans doute tu as confondu, Sancho, prenant les yeux pour les dents.
– Cela peut bien être, répondit Sancho, car sa beauté m’avait troublé autant que sa laideur troublait Votre Grâce. Mais recommandons-nous à Dieu, qui sait seul ce qui doit arriver dans cette vallée de larmes, dans ce méchant monde que nous avons pour séjour, où l’on ne trouve rien qui soit sans mélange de tromperie et de malignité. Une chose me fait de la peine, mon seigneur, plus que les autres; quel moyen prendre, quand Votre Grâce vaincra quelque géant ou quelque autre chevalier, et lui ordonnera d’aller se présenter devant les charmes de madame Dulcinée? Où diable la trouvera ce pauvre géant ou ce malheureux chevalier vaincu? Il me semble que je les vois se promener par le Toboso, comme des badauds, le nez en l’air, cherchant madame Dulcinée, qu’ils pourront bien rencontrer au milieu de la rue sans la reconnaître plus que mon père.
– Peut-être, Sancho, répondit don Quichotte, que l’enchantement ne s’étendra pas jusqu’à ôter la connaissance de Dulcinée aux géants et aux chevaliers vaincus qui se présenteront de ma part. Avec un ou deux des premiers que je vaincrai et que je lui enverrai, nous en ferons l’expérience, et nous saurons s’ils la voient ou non, parce que je leur ordonnerai de venir me rendre compte de ce qu’ils auront éprouvé à ce sujet.
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