«Toute ma disgrâce, toute mon infortune, se réduisent à ce que je priai mon frère de m’habiller en homme avec un de ses habillements, et de me faire sortir une nuit pour voir toute la ville, pendant que notre père dormirait. Importuné de mes prières, il finit par céder à mes désirs; il me mit cet habillement, en prit un autre à moi qui lui va comme s’il était fait pour lui; mon frère n’a pas encore un poil de barbe, et ressemble tout à fait à une jolie fille; et cette nuit, il doit y avoir à peu près une heure, nous sommes sortis de chez nous; puis, toujours conduits par notre dessein imprudent et désordonné, nous avons fait tout le tour du pays; mais, quand nous voulions revenir à la maison, nous avons vu venir une grande troupe de gens; et mon frère m’a dit: «Sœur, ce doit être le guet; pends tes jambes à ton cou, et suis-moi en courant; car, si l’on nous reconnaît, nous aurons à nous en repentir.» En disant cela, il tourna les talons, et se mit, non pas à courir, mais à voler. Pour moi, au bout de six pas, je tombai, tant j’étais effrayée; alors arriva un agent de la justice, qui me conduisit devant Vos Grâces, où je suis toute honteuse de paraître fantasque et dévergondée en présence de tant de monde.
– Enfin, madame, dit Sancho, il ne vous est pas arrivé d’autre mésaventure, et ce n’est pas la jalousie, comme vous le disiez au commencement de votre récit, qui vous a fait quitter votre maison?
– Il ne m’est rien arrivé de plus, reprit-elle, et ce n’est pas la jalousie qui m’a fait sortir, mais seulement l’envie de voir le monde, laquelle n’allait pas plus loin que de voir les rues de ce pays.»
Ce qui acheva de confirmer que la jeune personne disait vrai, ce fut que des archers arrivèrent, amenant son frère prisonnier. L’un d’eux l’avait atteint lorsqu’il fuyait en avant de sa sœur. Il ne portait qu’une jupe de riche étoffe, et un mantelet de damas bleu avec des franges d’or fin; sa tête était nue et sans ornement que ses propres cheveux, qui semblaient des bagues d’or, tant ils étaient blonds et frisés.
Le gouverneur, le majordome et le maître d’hôtel, l’ayant pris à part, lui demandèrent, sans que sa sœur entendît leur conversation, pourquoi il se trouvait en ce costume; et lui, avec non moins d’embarras et de honte, conta justement ce que sa sœur avait déjà conté; ce qui causa une joie extrême à l’amoureux maître d’hôtel. Mais le gouverneur dit aux deux jeunes gens:
«Assurément, seigneurs, voilà un fier enfantillage; et, pour raconter une sottise et une témérité de cette espèce, il ne fallait pas tant de soupirs et de larmes. En disant: «Nous sommes un tel et une telle, nous avons fait une escapade de chez nos parents au moyen de telle invention, mais seulement par curiosité et sans aucun autre dessein» l’histoire était dite, sans qu’il fût besoin de gémissements et de pleurnicheries.
– Cela est bien vrai, répondit la jeune fille; mais Vos Grâces sauront que le trouble où j’étais a été si fort qu’il ne m’a pas laissée me conduire comme je l’aurais dû.
– Le mal n’est pas grand, reprit Sancho, partons; nous allons vous ramener chez votre père, qui ne se sera peut-être pas aperçu de votre absence; mais ne vous montrez pas désormais si enfants et si désireux de voir le monde. Fille de bon renom, la jambe cassée et à la maison; la femme et la poule se perdent à vouloir trotter, et celle qui a le désir de voir n’a pas moins le désir d’être vue; et je n’en dis pas davantage.»
Le jeune homme remercia le gouverneur de la grâce qu’il voulait bien leur faire en les conduisant chez eux, et tout le cortège s’achemina vers leur maison, qui n’était pas fort loin de là. Dès qu’on fut arrivé, le frère jeta un petit caillou contre une fenêtre basse; aussitôt une servante, qui était à les attendre, descendit, leur ouvrit la porte, et ils entrèrent tous deux, laissant les spectateurs non moins étonnés de leur bonne mine que du désir qu’ils avaient eu de voir le monde de nuit, et sans sortir du pays. Mais on attribuait cette fantaisie à l’inexpérience de leur âge. Le maître d’hôtel resta le cœur percé d’outre en outre, et se proposa de demander, dès le lendemain, la jeune personne pour femme à son père, bien assuré qu’on ne la lui refuserait pas, puisqu’il était attaché à la personne du duc. Sancho même eut quelque désir et quelque intention de marier le jeune homme à sa fille Sanchica. Il résolut aussi de mettre, à son temps, la chose en œuvre, se persuadant qu’à la fille d’un gouverneur aucun mari ne pouvait être refusé. Ainsi se termina la ronde de cette nuit; et, deux jours après, le gouvernement, avec la chute duquel tombèrent et s’écroulèrent tous ses projets, comme on le verra plus loin.
Où l’on déclare quels étaient les enchanteurs et les bourreaux qui avaient fouetté la duègne, pincé et égratigné don Quichotte, et où l’on raconte l’aventure du page qui porta la lettre à Thérèse Panza, femme de Sancho Panza
Cid Hamet, ponctuel investigateur des atomes de cette véridique histoire, dit qu’au moment où doña Rodriguez sortit de sa chambre pour gagner l’appartement de don Quichotte, une autre duègne, qui couchait à son côté, l’entendit partir, et, comme toutes les duègnes sont curieuses de savoir, d’entendre et de flairer, celle-là se mit à ses trousses, avec tant de silence que la bonne Rodriguez ne s’en aperçut point. Dès que l’autre duègne la vit entrer dans l’appartement de don Quichotte, pour ne pas manquer à la coutume générale qu’ont toutes les duègnes d’être bavardes et rapporteuses, elle alla sur-le-champ conter à sa maîtresse comment doña Rodriguez s’était introduite chez don Quichotte. La duchesse le dit au duc, et lui demanda la permission d’aller avec Altisidore voir ce que sa duègne voulait au chevalier. Le duc y consentit, et les deux curieuses s’avancèrent sans bruit, sur la pointe du pied, jusqu’à la porte de sa chambre, si près qu’elles entendaient distinctement tout ce qui s’y disait. Mais quand la duchesse entendit la Rodriguez jeter, comme on dit, dans la rue le secret de ses fontaines, elle ne put se contenir, ni Altisidore non plus.
Toutes deux, pleines de colère et altérées de vengeance, se précipitèrent brusquement dans la chambre de don Quichotte, où elles le criblèrent de blessures d’ongles, et fustigèrent la duègne, comme on l’a raconté; tant les outrages qui s’adressent directement à la beauté et à l’orgueil des femmes éveillent en elles la fureur, et allument dans leur cœur le désir de la vengeance. La duchesse conta au duc ce qui s’était passé, ce dont il s’amusa beaucoup; puis, persistant dans l’intention de se divertir et de prendre ses ébats à l’occasion de don Quichotte, elle dépêcha le page qui avait représenté Dulcinée dans la cérémonie de son désenchantement (chose que Sancho Panza oubliait de reste au milieu des occupations de son gouvernement) à Thérèse Panza, femme de celui-ci, avec la lettre du mari et une autre de sa propre main, ainsi qu’un grand collier de corail en présent.
Or, l’histoire dit que le page était fort éveillé, fort égrillard; et dans le désir de plaire à ses maîtres, il partit de bon cœur pour le village de Sancho. Quand il fut près d’y entrer, il vit une quantité de femmes qui lavaient dans un ruisseau, et il les pria de lui dire si dans ce village demeurait une femme appelée Thérèse Panza, femme d’un certain Sancho Panza, écuyer d’un chevalier qu’on appelait don Quichotte de la Manche. À cette question, une jeune fille qui lavait se leva tout debout et dit:
«Cette Thérèse Panza, c’est ma mère, et ce Sancho, c’est mon seigneur père, et ce chevalier, c’est notre maître.
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