Le portrait était si juste, sans que l’ironie en fût blessante pour personne, qu’un rire courait autour de la table.
La duchesse, secouée par une gaieté retenue de grosse personne, avait dans la poitrine de petites secousses discrètes. Elle dit enfin :
« Non, vraiment, c’est trop drôle, vous me ferez mourir de rire. »
Bertin, très excité, riposta :
« Oh ! Madame, dans le monde on ne meurt pas de rire. C’est à peine si on rit. On a la complaisance, par bon goût, d’avoir l’air de s’amuser et de faire semblant de rire. On imite assez bien la grimace, on ne fait jamais la chose. Allez dans les théâtres populaires, vous verrez rire. Allez chez les bourgeois qui s’amusent, vous verrez rire jusqu’à la suffocation ! Allez dans les chambrées de soldats, vous verrez des hommes étranglés, les yeux pleins de larmes, se tordre sur leur lit devant les farces d’un loustic. Mais dans nos salons on ne rit pas. Je vous dis qu’on fait le simulacre de tout, même du rire. »
Musadieu l’arrêta :
« Permettez ; vous êtes sévère ! Vous-même, mon cher, il me semble pourtant que vous ne dédaignez pas ce monde que vous raillez si bien. »
Bertin sourit.
« Moi, je l’aime.
— Mais alors ?
— Je me méprise un peu comme un métis de race douteuse.
— Tout cela, c’est de la pose », dit la duchesse.
Et comme il se défendait de poser, elle termina la discussion en déclarant que tous les artistes aimaient à faire prendre aux gens des vessies pour des lanternes.
La conversation, alors, devint générale, effleura tout, banale et douce, amicale et discrète, et, comme le dîner touchait à sa fin, la comtesse, tout à coup, s’écria, en montrant ses verres pleins devant elle :
« Eh bien, je n’ai rien bu, rien, pas une goutte, nous verrons si je maigrirai. »
La duchesse, furieuse, voulut la forcer à avaler une gorgée ou deux d’eau minérale ; ce fut en vain, et elle s’écria :
« Oh ! La sotte ! Voilà que sa fille va lui tourner la tête. Je vous en prie, Guilleroy, empêchez votre femme de faire cette folie. »
Le comte, en train d’expliquer à Musadieu le système d’une batteuse mécanique inventée en Amérique, n’avait pas entendu.
« Quelle folie, duchesse ?
— La folie de vouloir maigrir. »
Il jeta sur sa femme un regard bienveillant et indifférent.
« C’est que je n’ai pas pris l’habitude de la contrarier. »
La comtesse s’était levée en prenant le bras de son voisin ; le comte offrit le sien à la duchesse, et on passa dans le grand salon, le boudoir du fond étant réservé aux réceptions de la journée.
C’était une pièce très vaste et très claire. Sur les quatre murs, de larges et beaux panneaux de soie bleu pâle à dessins anciens enfermés en des encadrements blanc et or prenaient sous la lumière des lampes et du lustre une teinte lunaire douce et vive. Au milieu du principal, le portrait de la comtesse par Olivier Bertin semblait habiter, animer l’appartement. Il y était chez lui, mêlait à l’air même du salon son sourire de jeune femme, la grâce de son regard, le charme léger de ses cheveux blonds. C’était d’ailleurs presque un usage, une sorte de pratique d’urbanité, comme le signe de croix en entrant dans les églises, de complimenter le modèle sur l’œuvre du peintre chaque fois qu’on s’arrêtait devant.
Musadieu n’y manquait jamais. Son opinion de connaisseur commissionné par l’État ayant une valeur d’expertise légale, il se faisait un devoir d’affirmer souvent, avec conviction, la supériorité de cette peinture.
« Vraiment, dit-il, voilà le plus beau portrait moderne que je connaisse. Il y a là-dedans une vie prodigieuse. »
Le comte de Guilleroy, chez qui l’habitude d’entendre vanter cette toile avait enraciné la conviction qu’il possédait un chef-d’œuvre, s’approcha pour renchérir, et, pendant une minute ou deux, ils accumulèrent toutes les formules usitées et techniques pour célébrer les qualités apparentes et intentionnelles de ce tableau.
Tous les yeux, levés vers le mur, semblaient ravis d’admiration, et Olivier Bertin, accoutumé à ces éloges, auxquels il ne prêtait guère plus d’attention qu’on ne fait aux questions sur la santé, après une rencontre dans la rue, redressait cependant la lampe à réflecteur placée devant le portrait pour l’éclairer, le domestique l’ayant posée, par négligence, un peu de travers.
Puis on s’assit, et le comte s’étant approché de la duchesse, elle lui dit :
« Je crois que mon neveu va venir me chercher et vous demander une tasse de thé. »
Leurs désirs, depuis quelque temps, s’étaient rencontrés et devinés, sans qu’ils se les fussent encore confiés, même par des sous-entendus.
Le frère de la duchesse de Mortemain, le marquis de Farandal, après s’être presque entièrement ruiné au jeu, était mort d’une chute de cheval, en laissant une veuve et un fils. Âgé maintenant de vingt-huit ans, ce jeune homme, un des plus convoités meneurs de cotillon d’Europe, car on le faisait venir parfois à Vienne et à Londres pour couronner par des tours de valse des bals princiers, bien qu’à peu près sans fortune, demeurait par sa situation, par sa famille, par son nom, par ses parentés presque royales, un des hommes les plus recherchés et les plus enviés de Paris.
Il fallait affermir cette gloire trop jeune, dansante et sportive, et après un mariage riche, très riche, remplacer les succès mondains par des succès politiques. Dès qu’il serait député, le marquis deviendrait, par ce seul fait, une des colonnes du trône futur, un des conseillers du roi, un des chefs du parti.
La duchesse, bien renseignée, connaissait l’énorme fortune du comte de Guilleroy, thésauriseur prudent logé dans un simple appartement quand il aurait pu vivre en grand seigneur dans un des plus beaux hôtels de Paris. Elle savait ses spéculations toujours heureuses, son flair subtil de financier, sa participation aux affaires les plus fructueuses lancées depuis dix ans, et elle avait eu la pensée de faire épouser à son neveu la fille du député normand à qui ce mariage donnerait une influence prépondérante dans la société aristocratique de l’entourage des princes. Guilleroy, qui avait fait un mariage riche et multiplié par son adresse une belle fortune personnelle, couvait maintenant d’autres ambitions.
Il croyait au retour du roi et voulait, ce jour-là, être en mesure de profiter de cet événement de la façon la plus complète.
Simple député, il ne comptait pas pour grand-chose. Beau-père du marquis de Farandal, dont les aïeux avaient été les familiers fidèles et préférés de la maison royale de France, il montait au premier rang.
L’amitié de la duchesse pour sa femme prêtait en outre à cette union un caractère d’intimité très précieux, et par crainte qu’une autre jeune fille se rencontrât qui plût subitement au marquis, il avait fait revenir la sienne afin de hâter les événements.
Mme de Mortemain, pressentant ses projets et les devinant, y prêtait une complicité silencieuse, et, ce jour-là même, bien qu’elle n’eût pas été prévenue du brusque retour de la jeune fille, elle avait engagé son neveu à venir chez les Guilleroy, afin de l’habituer, peu à peu, à entrer souvent dans cette maison.
Pour la première fois, le comte et la duchesse parlèrent à mots couverts de leurs désirs, et en se quittant, un traité d’alliance était conclu.
On riait à l’autre bout du salon. M. de Musadieu racontait à la baronne de Corbelle la présentation d’une ambassade nègre au Président de la République, quand le marquis de Farandal fut annoncé.
Il parut sur la porte et s’arrêta. Par un geste du bras rapide et familier, il posa un monocle sur son œil droit, et l’y laissa comme pour reconnaître le salon où il pénétrait, mais pour donner, peut-être, aux gens qui s’y trouvaient, le temps de le voir, et pour marquer son entrée. Puis, par un imperceptible mouvement de la joue et du sourcil, il laissa retomber le morceau de verre au bout d’un cheveu de soie noire, et s’avança vivement vers Mme de Guilleroy dont il baisa la main tendue, en s’inclinant très bas. Il en fit autant pour sa tante, puis il salua en serrant les autres mains, allant de l’un à l’autre avec une élégante aisance.
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