Il était maigre, vêtu en gommeux, avec un joli masque verni sur le visage, un masque à moustache blonde frisée que coiffait une perruque à boucles.
Il avait l’air d’une figure de cire du musée Grévin, d’une étrange et fantasque caricature du charmant jeune homme des gravures de mode, et il dansait avec un effort convaincu, mais maladroit, avec un emportement comique. Il semblait rouillé à côté des autres, en essayant d’imiter leurs gambades ; il semblait perclus, lourd comme un roquet jouant avec des lévriers. Des bravos moqueurs l’encourageaient. Et lui, ivre d’ardeur, gigotait avec une telle frénésie que, soudain, emporté par un élan furieux, il alla donner de la tête dans la muraille du public qui se fendit devant lui pour le laisser passer, puis se referma autour du corps inerte, étendu sur le ventre, du danseur inanimé.
Des hommes le ramassèrent, l’emportèrent. On criait : « un médecin ». Un monsieur se présenta, jeune, très élégant, en habit noir avec de grosses perles à sa chemise de bal. « Je suis professeur à la Faculté », dit-il d’une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignit dans une petite pièce pleine de cartons comme un bureau d’agent d’affaires, le danseur toujours sans connaissance qu’on allongeait sur des chaises. Le docteur voulut d’abord ôter le masque et reconnut qu’il était attaché d’une façon compliquée avec une multitude de menus fils de métal, qui le liaient adroitement aux bords de sa perruque et enfermaient la tête entière dans une ligature solide dont il fallait avoir le secret. Le cou lui-même était emprisonné dans une fausse peau qui continuait le menton, et cette peau de gant, peinte comme de la chair, attenait au col de la chemise.
Il fallut couper tout cela avec de forts ciseaux ; et quand le médecin eut fait, dans ce surprenant assemblage, une entaille allant de l’épaule à la tempe, il entrouvrit cette carapace et y trouva une vieille figure d’homme usée, pâle, maigre et ridée. Le saisissement fut tel parmi ceux qui avaient apporté ce jeune masque frisé, que personne ne rit, que personne ne dit un mot.
On regardait, couché sur des chaises de paille, ce triste visage aux yeux fermés, barbouillé de poils blancs, les uns longs, tombant du front sur la face, les autres courts, poussés sur les joues et le menton, et, à côté de cette pauvre tête, ce petit, ce joli masque verni, ce masque frais qui souriait toujours.
L’homme revint à lui après être demeuré longtemps sans connaissance, mais il paraissait encore si faible, si malade que le médecin redoutait quelque complication dangereuse.
— Où demeurez-vous ? dit-il.
Le vieux danseur parut chercher dans sa mémoire, puis se souvenir, et il dit un nom de rue que personne ne connaissait. Il fallut donc lui demander encore des détails sur le quartier. Il les fournissait avec une peine infinie, avec une lenteur et une indécision qui révélaient le trouble de sa pensée.
Le médecin reprit :
— Je vais vous reconduire moi-même.
Une curiosité l’avait saisi de savoir qui était cet étrange baladin, de voir où gîtait ce phénomène sauteur.
Et un fiacre bientôt les emporta tous deux, de l’autre côté des buttes Montmartre.
C’était dans une haute maison d’aspect pauvre, où montait un escalier gluant, une de ces maisons toujours inachevées, criblées de fenêtres, debout entre deux terrains vagues, niches crasseuses où habite une foule d’êtres guenilleux et misérables.
Le docteur, cramponné à la rampe, tige de bois tournante où la main restait collée, soutint jusqu’au quatrième étage le vieil homme étourdi qui reprenait des forces.
La porte à laquelle ils avaient frappé s’ouvrit et une femme apparut, vieille aussi, propre, avec un bonnet de nuit bien blanc encadrant une tête osseuse, aux traits accentués, une de ces grosses têtes bonnes et rudes des femmes d’ouvrier laborieuses et fidèles. Elle s’écria :
— Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il a eu ?
Lorsque la chose eut été dite en vingt paroles, elle se rassura, et rassura le médecin lui-même, en lui racontant que, souvent déjà, pareille aventure était arrivée.
— Faut le coucher, Monsieur, rien autre chose, il dormira, et d’main n’y paraîtra plus.
Le docteur reprit :
— Mais c’est à peine s’il peut parler.
— Oh ! C’est rien, un peu d’boisson, pas autre chose. Il n’a pas dîné pour être souple, et puis il a bu deux vertes, pour se donner de l’agitation. La verte, voyez-vous, ça lui r’fait des jambes, mais ça lui coupe les idées et les paroles. Ça n’est plus de son âge de danser comme il fait. Non, vrai, c’est à désespérer qu’il n’ait jamais une raison !
Le médecin, surpris, insista.
— Mais pourquoi danse-t-il d’une pareille façon, vieux comme il est ?
Elle haussa les épaules, devenue rouge sous la colère qui l’excitait peu à peu.
— Ah ! Oui, pourquoi ! Parlons-en, pour qu’on le croie jeune sous son masque, pour que les femmes le prennent encore pour un godelureau et lui disent des cochonneries dans l’oreille, pour se frotter à leur peau, à toutes leurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et leurs pommades… Ah ! C’est du propre ! Allez, j’en ai eu une vie, moi, Monsieur, depuis quarante ans que cela dure… Mais faut le coucher d’abord pour qu’il ne prenne pas mal. Ça ne vous ferait-il rien de m’aider. Quand il est comme ça, je n’en finis pas, toute seule.
Le vieux était assis sur son lit, l’air ivre, ses longs cheveux blancs tombés sur le visage.
Sa compagne le regardait avec des yeux attendris et furieux. Elle reprit :
— Regardez s’il n’a pas une belle tête pour son âge ; et faut qu’il se déguise en polisson pour qu’on le croie jeune. Si c’est pas une pitié ! Vrai, qu’il a une belle tête, Monsieur ? Attendez, j’vais vous la montrer avant de le coucher.
Elle alla vers une table qui portait la cuvette, le pot à eau, le savon, le peigne et la brosse. Elle prit la brosse, puis revint vers le lit et relevant toute la chevelure emmêlée du pochard, elle lui donna, en quelques instants, une figure de modèle de peintre, à grandes boucles tombant sur le cou. Puis, reculant afin de le contempler :
— Vrai qu’il est bien, pour son âge ?
— Très bien, affirma le docteur qui commençait à s’amuser beaucoup.
Elle ajouta :
— Et si vous l’aviez connu quand il avait vingt-cinq ans ! Mais faut le mettre au lit ; sans ça ses vertes lui tourneraient dans le ventre. Tenez, Monsieur, voulez-vous tirer sa manche ?… plus haut… comme ça… bon… la culotte maintenant… attendez, je vais lui ôter ses chaussures… c’est bien. – À présent, tenez-le debout pour que j’ouvre le lit… voilà… couchons-le… si vous croyez qu’il se dérangera tout à l’heure pour me faire de la place, vous vous trompez. Faut que je trouve mon coin, moi, n’importe où. Ça ne l’occupe pas. Ah ! Jouisseur, va !
Dès qu’il se sentit étendu dans ses draps, le bonhomme ferma les yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et dans toute sa figure satisfaite apparaissait la résolution énergique de dormir.
Le docteur, en l’examinant avec un intérêt sans cesse accru, demanda :
— Alors il va faire le jeune homme dans les bals costumés ?
— Dans tous, Monsieur, et il me revient au matin dans un état qu’on ne se figure pas. Voyez-vous, c’est le regret qui le conduit là et qui lui fait mettre une figure de carton sur la sienne. Oui, le regret de n’être plus ce qu’il a été, et puis de n’avoir plus ses succès !
Il dormait maintenant, et commençait à ronfler. Elle le contemplait d’un air apitoyé, et elle reprit :
— Ah ! Il en a eu des succès, cet homme-là ! Plus qu’on ne croirait, Monsieur, plus que les plus beaux messieurs du monde et que tous les ténors et que tous les généraux.
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