Il change, en une seconde, toutes les habitudes, bouleverse toutes les idées, métamorphose les passions les plus têtues, en un clin d'oeil.
Il est l'aliment le plus nutritif des importants péchés et il en est, en quelque sorte aussi, le vigilant comptable. S'il permet à un détenteur de s'oublier, de faire l'aumône, d'obliger un pauvre, aussitôt il suscite la haine du bienfait à ce pauvre; il remplace l'avarice par l'ingratitude, rétablit l'équilibre, si bien que le compte se balance, qu'il n'y a pas un péché de commis en moins.
Mais où il devient vraiment monstrueux, c'est lorsque, cachant l'éclat de son nom sous le voile noir d'un mot, il s'intitule le capital. Alors son action ne se limite plus à des incitations individuelles, à des conseils de vols et de meurtres, mais elle s'étend à l'humanité tout entière. D'un mot le capital décide les monopoles, édifie les banques, accapare les substances, dispose de la vie, peut, s'il le veut, faire mourir de faim des milliers d'êtres!
Lui, pendant ce temps, se nourrit, s'engraisse, s'enfante tout seul, dans une caisse; et les deux mondes à genoux l'adorent, meurent de désirs devant lui, comme devant un Dieu.
Eh bien! Ou l'argent qui est ainsi maître des âmes, est diabolique, ou il est impossible à expliquer. Et combien d'autres mystères aussi inintelligibles que celui-là, combien d'occurrences devant lesquelles l'homme qui réfléchit devrait trembler!
Mais, se disait Durtal, du moment que l'on patauge dans l'inconnu, pourquoi ne pas croire à la Trinité, pourquoi repousser la divinité du Christ?
On peut aussi facilement admettre le " Credo quia absurdum " de Saint Augustin et se répéter, avec Tertullien, que si le surnaturel était compréhensible, il ne serait pas le surnaturel et que c'est justement parce qu'il outrepasse les facultés de l'homme qu'il est divin.
Ah! Et puis zut, à la fin du compte! Il est plus simple de ne point songer à tout cela: -et, une fois de plus, il recula, ne pouvant décider son âme à faire le saut, alors qu'elle se trouvait, au bord de la raison, dans le vide.
Au fond, il avait vagabondé loin de son point de départ, de ce naturalisme si conspué par Des Hermies. Il revenait maintenant à mi-route, jusqu'au Grünewald et il se disait que ce tableau était le prototype exaspéréde l'art. Il était bien inutile d'aller aussi loin, d'échouer, sous prétexte d'au-delà, dans le catholicisme le plus fervent. Il lui suffirait peut-être d'être spiritualiste, pour s'imaginer le supranaturalisme, la seule formule qui lui convînt.
Il se leva, se promena dans sa petite pièce; les manuscrits qui s'entassaient sur la table, ses notes sur le maréchal de Rais dit Barbe-bleue, le déridèrent.
Tout de même, fit-il presque joyeux, il n'y a de bonheur que chez soi et au-dessus du temps. Ah!
S'écrouer dans le passé, revivre au loin, ne plus même lire un journal, ne pas savoir si des théâtres existent, quel rêve! -et que ce Barbe-bleue m'intéresse plus que l'épicier du coin, que tous ces comparses d'une époque qu'allégorise si parfaitement le garçon de café qui, pour s'enrichir en de justes noces, viole la fille de son patron, la bécasse comme il la nomme!
ça et le lit, ajouta-t-il, en souriant, car il voyait son chat, bête très bien informée des heures, le regarder avec inquiétude, le rappeler à de mutuelles convenances, en lui reprochant de ne pas préparer la couche. Il arrangea les oreillers, ouvrit la couverture et le chat sauta sur le pied du lit, mais resta assis, la queue ramenée sur ses deux pattes, attendant que son maître se fût étendu, pour piétiner la place et faire son creux.
D urtal avait cessé, depuis près de deux années, de fréquenter le monde des lettres; les livres d'abord, puis les racontars des journaux, les souvenirs des uns, les mémoires des autres, s'évertuaient à représenter ce monde comme le diocèse de l'intelligence, comme le plus spirituel des patriciats. A les en croire, l'esprit fusait en baguettes d'artifices et les reparties les plus stimulantes crépitaient dans ces réunions. Durtal s'expliquait mal la persistance de cette antienne, car il jugeait, par expérience, que les littérateurs se divisaient, à l'heure actuelle, en deux groupes, le premier composé de cupides bourgeois, le second d'abominables mufles.
Les uns, en effet, étaient les gens choyés du public, tarés par conséquent, mais arrivés; affamés de considération ils singeaient le haut négoce, se délectaient aux dîners de gala, donnaient des soirées en habit noir, ne parlaient que de droits d'auteurs et d'éditions, s'entretenaient de pièces de théâtre, faisaient sonner l'argent.
Les autres clapotaient en troupe dans les bas-fonds.
C'était la racaille des estaminets, le résidu des brasseries. Tout en s'exécrant, ils se criaient leurs oeuvres, publiaient leur génie, s'extravasaient sur les banquettes et, gorgés de bière, rendaient du fiel.
Aucun milieu autre n'existait. Il devenait singulièrement rare, le coin intime où l'on pouvait, à quelques artistes, causer à l'aise, sans promiscuités de cabarets et de salons, sans arrière-pensée de traîtrises et de dols, où l'on pouvait ne s'occuper que d'art, à l'abri des femmes!
Dans ce monde des lettres, en somme, aucune aristocratie d'âme; aucune vue qui fût effarante, aucune pente d'esprit qui fût et rapide et secrète.
C'était la conversation habituelle de la rue du Sentier ou de la rue Cujas.
Sachant, par expérience aussi, qu'aucune amitié n'est possible avec des cormorans, toujours à l'affût d'une proie à dépecer, il avait rompu des relations qui l'eussent obligé à devenir ou fripouille ou dupe.
Puis, à vrai dire, il n'y avait plus rien qui le liât à ses confrères; jadis, alors qu'il acceptait les déficits du naturalisme, ses nouvelles étoupées, ses romans sans portes et sans fenêtres, il pouvait encore discuter d'esthétique avec eux, mais maintenant!
Au fond, prétendait Des Hermies, il y a toujours eu entre toi et les autres réalistes une telle différence d'idées qu'un accord péremptoire ne pouvait durer; tu exècres ton temps et eux l'adorent; tout est là. Fatalement, tu devais, un jour, fuir ce territoire américain de l'art et chercher, au loin, une région plus aérée et moins plane.
Dans tous tes livres, tu es constamment tombé à bras raccourcis sur cette queue de siècle; mais dame, on se lasse à la longue de taper sur du mou qui s'affaisse et se relève; tu devais reprendre haleine et t'asseoir dans une autre époque, en attendant d'y découvrir un sujet à traiter qui te plût. Cela explique bien facilement ton désarroi spirituel pendant des mois et cette santé qui t'est subitement revenue lorsque tu t'es emballé sur Gilles de Rais.
Et c'était vrai, Des Hermies avait vu juste. Le jour où Durtal s'était plongé dans l'effrayante et délicieuse fin du Moyen Age, il s'était senti renaître. Il commença de vivre dans le pacifiant mépris des alentours, s'organisa une existence loin du brouhaha des lettres, se cloîtra mentalement, pour tout dire, dans le château de Tiffauges auprès de Barbe-bleue et il vécut en parfait accord, presque en coquetterie, avec ce monstre.
L'histoire supplanta chez lui le roman dont l'affabulation, ficelée dans des chapitres, empaquetée à la grosse, forcément banale et convenue, le blessait. Et cependant, l'histoire ne semblait être qu'un pis aller, car il ne croyait pas à la réalité de cette science; les événements, se disait-il, ne sont pour un homme de talent qu'un tremplin d'idées et de style, puisque tous se mitigent ou s'aggravent, suivant les besoins d'une cause ou selon le tempérament de l'écrivain qui les manie.
Quant aux documents qui les étayent, c'est pis encore! Car aucun d'eux n'est irréductible et tous sont révisables. S'ils ne sont pas apocryphes, d'autres, non moins certains, se déterrent plus tard qui les controuvent, en attendant qu'eux-mêmes soient démonétisés par l'exhumation d'archives non moins sûres.
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