Ces terrifiantes délices, ces monstrueux forfaits ne lui suffisant plus, il les corroda d'une essence de péché rare. Ce ne fut plus simplement la cruauté résolue, sagace, du fauve qui joue avec le corps de sa victime. Sa férocité ne demeura plus seulement charnelle; elle s'aggrava, devint spirituelle. Il voulut faire souffrir l'enfant dans son corps et dans son âme; par une supercherie toute satanique, il trompa la gratitude, dupa l'affection, vola l'amour. Alors il dépassa, du coup, l'infamie de l'homme et entra de plain-pied dans la dernière ténèbre du mal.
Il imagina ceci:
quand l'un des malheureux enfants était amené dans sa chambre, Bricqueville, Prélati, Sillé, le pendaient à un croc fiché au mur; et, au moment où l'enfant suffoquait, Gilles ordonnait de le descendre et de dénouer la corde. Il prenait alors avec précaution le petit sur ses genoux, il le ranimait, le caressait, le dorlotait, essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant ses complices:
ces hommes-là sont méchants, mais tu vois ils m'obéissent; n'aie plus peur, je te sauve la vie et je vais te rendre à ta mère; -tandis que l'enfant éperdu de joie, l'embrassait, l'aimait à ce moment, il lui incisait doucement le cou par derrière, le rendait, suivant son expression, " languissant " et lorsque la tête un peu détachée, saluait dans des flots de sang, il pétrissait le corps, le retournait, le violait, en rugissant.
Après ces abominables jeux, il put croire que l'art du charnier avait exprimé dans ses doigts son dernier bouillon, suinté son dernier pus, et, en un cri d'orgueil, il dit à la troupe des parasites: " il n'est personne sur la planète qui ose ainsi faire! " mais si l'au-delà du bien, si le là-bas de l'amour est accessible à certaines âmes, l'au-delà du mal ne s'atteint pas. Excédé de stupres et de meurtres, le maréchal ne pouvait aller dans cette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, à des tortures plus studieuses et plus lentes, c'en était fait; les limites de l'imagination humaine prenaient fin; il les avait, diaboliquement, dépassées même. Il haletait, insatiable, devant le vide; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que le malin dupe tous les gens qui se donnent ou veulent se livrer à lui.
Ne pouvant plus descendre, il voulut revenir sur ses pas, mais alors le remords fondit sur lui, le harpa, le tenailla sans trêve.
Il vécut d'expiatrices nuits, assiégé par des fantômes, hurlant à la mort comme une bête. On le trouve, courant dans les parties solitaires du château; il pleure, se jette à genoux, il jure à Dieu qu'il fera pénitence, il promet de créer des fondations pieuses. Il institue à Machecoul une collégiale en l'honneur des Saints Innocents; il parle de s'enfermer dans un cloître, d'aller à Jérusalem, en mendiant son pain.
Mais dans cet esprit mobile et exalté, les idées se superposent, puis passent, glissent les unes sur les autres et celles qui disparaissent laissent encore leur ombre sur celles qui les suivent.
Brusquement, tout en pleurant de détresse, il se précipite dans de nouvelles débauches, délire dans de telles rages, qu'il se rue sur l'enfant qu'on apporte, lui crève les prunelles, remue avec ses doigts le lait sanglant des yeux, puis il s'empare d'un bâton d'épines et frappe sur la tête jusqu'à ce que la cervelle saute du crâne!
Et lorsque le sang gicle et que la pâte du cerveau l'éclabousse, il grince des dents et rit. Ainsi qu'une bête traquée, il fuit dans les bois, pendant que ses affidés lavent le sol, se débarrassent prudemment du cadavre et des hardes.
Il erre dans les forêts qui entourent Tiffauges, des forêts noires et épaisses, profondes, telles que la Bretagne en recèle encore à Carnoët.
Il sanglote, en marchant, écarte, éperdu, les fantômes qui l'accostent, regarde, et soudain il voit l'obscénité des très vieux arbres.
Il semble que la nature se pervertisse devant lui et que ce soit sa présence même qui la déprave; pour la première fois, il comprend l'immuable salacité des bois, découvre des priapées dans les futaies.
Ici, l'arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la tête en bas, enfouie dans la chevelure de ses racines, dressant des jambes en l'air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvelles cuisses qui s'ouvrent, à leur tour, deviennent de plus en plus petites, à mesure qu'elles s'éloignent du tronc; là, entre ces jambes, une autre branche est enfoncée, en une immobile fornication qui se répète et diminue, de rameaux en rameaux, jusqu'à la cime; là encore, le fût lui semble être un phallus qui monte et disparaît sous une jupe de feuilles ou bien, il sort au contraire, d'une toison verte et plonge dans le ventre velouté du sol.
Des images l'effarent. Il revoit les peaux garçonnières, les peaux du blanc lucide des parchemins, dans les écorces pâles et lisses des longs hêtres; il retrouve l'épiderme éléphantin des mendiants dans l'enveloppe noire et rugueuse des vieux chênes; puis, auprès des bifurcations des branches, des trous bâillent, des orifices où l'écorce fait bourrelet sur des entailles en ovale, des hiatus plissés qui simulent d'immondes émonctoires ou des natures béantes de bêtes. Ce sont encore, à des coudes de branches, d'autres visions, des fosses de dessous de bras, des aisselles frisées en lichen gris; ce sont, dans le tronc même de l'arbre, des blessures qui s'allongent en grandes lèvres, sous des touffes de velours roux et des bouquets de mousses!
Partout les formes obscènes montent de la terre, jaillissent en désordre dans le firmament qui se satanise; les nuages se gonflent en mamelons, se fendent en croupes, s'arrondissent en des outres fécondes, se dispersent en des traînées épandues de laite; ils s'accordent avec la bombance sombre de la futaie où ce ne sont plus qu'images de cuisses géantes ou naines, que triangles féminins, que grands v, que bouches de Sodome, que cicatrices qui s'ébrasent, qu'issues humides! -et ce paysage d'abomination change. Gilles voit maintenant sur les troncs d'inquiétants polypes, d'horribles loupes.
Il constate des exostoses et des ulcères, des plaies taillées à pic, des tubercules chancrelleux, des caries atroces; c'est une maladrerie de la terre, une clinique vénérienne d'arbres dans laquelle surgit, au détour d'une allée, un hêtre rouge.
Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croit mouillé par une pluie de sang; il entre en rage, rêve que sous l'écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouiller dans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, la violer à une place inconnue aux folies de l'homme!
Il envie le bûcheron qui pourra meurtrir et massacrer cet arbre, et il s'affole, brame, écoute, hagard, la forêt qui répond à ses cris de désirs par les huées stridentes des vents; il s'affaisse, pleure, reprend sa marche jusqu'à ce qu'exténué, il arrive au château et croule sur son lit comme une masse.
Et les fantômes se précisent mieux, maintenant qu'il dort. Les enlacements lubriques des branches, l'accouplement des essences diverses des bois, les crevasses qui se dilatent, les fourrés qui s'entr'ouvrent disparaissent; les pleurs des feuillages fouettés par la bise, se tarissent; les blancs abcès des nuées se résorbent dans le gris du ciel; et-dans un grand silence-ce sont les incubes et les succubes qui passent.
Les corps qu'il a massacrés et dont il a fait jeter les cendres dans les douves ressuscitent à l'état de larves et l'attaquent aux parties basses. Il se débat, clapote dans le sang, se dresse en sursaut, et accroupi il se traîne à quatre pattes, tel qu'un loup, jusqu'au crucifix dont il mord les pieds, en rugissant.
Puis un revirement soudain le bouleverse. Il tremble devant ce Christ dont la face convulsée le regarde.
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