Franz Kafka - Le Procès

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Joseph K., employé de banque modèle et sans problème, est arrêté un matin par des inconnus vêtus d'un uniforme de voyage. K. reste pourtant libre de continuer à vivre comme si rien ne s'était produit, mais il est sans arrêt surveillé et épié par trois de ses collègues de travail. Pensant, au début, que tout cela n'était qu'une vile plaisanterie, K. ne tient pas compte de ce qui se passe. Intrigué par l'absurdité de la situation, il interroge les policiers sur son arrestation et n'obtient aucune réponse: c'est alors qu'un sentiment de culpabilité s'empare de lui. Pour montrer que tout le monde se trompe à son sujet, il accepte de venir à toutes les convocations et de comparaître devant le tribunal. Angoissé, il cherche par tous les moyens à s'innocenter et commence alors à négliger son travail. Sur le conseil de son oncle, il engage un avocat qu'il va renvoyer par la suite à cause de son inefficacité, ce qui le contraint à assurer lui-même sa propre défense devant la Cour de Justice…
Un roman d'une modernité absolue, la grande Oeuvre kafkaïenne: les situations sont impossibles, les personnages irréels, l'histoire peu plausible, et pourtant nous savons tous, lorsque nous lisons ce texte, que Kafka nous parle profondément, véridiquement, de nous, de la société, de ce drôle d'animal social qu'est l'homme.

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«Je sais, disait-il, qu’on ne peut pas s’occuper aujourd’hui de mon affaire. Mais je suis venu tout de même, pensant que je pourrais attendre ici; c’est dimanche, j’ai le temps et je ne gêne personne.

– Il n’y a pas lieu de tant vous excuser, dit le préposé aux renseignements, votre souci vous fait honneur; évidemment, vous occupez inutilement une place dans la salle d’attente, mais tant que cela ne me gêne pas, je ne veux pas vous empêcher de vous tenir au courant de votre affaire; quand on a vu comme moi tant d’inculpés qui négligent honteusement tous leurs devoirs, on apprend à patienter avec des gens comme vous. Asseyez-vous.

– Hein! Sait-il parler au public?» souffla la jeune fille à K.

K. fit oui de la tête, mais il eut un sursaut en s’entendant demander soudain par le préposé aux renseignements:

«Ne voulez-vous pas vous asseoir?

– Non, dit K., je ne veux pas finir de me reposer ici.»

Il avait parlé avec la plus grande décision possible, mais il aurait éprouvé en réalité le plus vif plaisir à s’asseoir. Il ressentait une sorte de mal de mer. Il se croyait sur un bateau en mauvaise passe, il lui semblait qu’une eau furieuse frappait contre les cloisons de bois et il croyait entendre venir du fond du couloir un mugissement semblable à celui d’une vague qui allait passer sur sa tête; on eût dit que le couloir tanguait et que de chaque côté les inculpés montaient et descendaient en cadence. Le calme de la jeune fille et de l’homme qui le conduisaient n’en devenait que plus incompréhensible. Le sort de K. était entre leurs mains; s’ils le lâchaient, il tomberait comme une masse. Il sentait leurs pas réguliers sans pouvoir les accompagner, car on était presque obligé de le porter. Il finit bien par remarquer qu’on lui parlait, mais ne comprit pas; il n’entendait qu’un grand vrombissement qui semblait emplir tout l’espace et que perçait incessamment une sorte de son aigu comme celui d’une sirène.

«Plus fort», souffla-t-il, la tête basse, en rougissant de ce qu’il disait, car il savait très bien, au fond, qu’on avait parlé assez haut.

Enfin, comme si le mur se fût déchiré brusquement, un courant d’air frais lui vint souffler à la face et il entendit dire à côté de lui:

«Il veut s’en aller à tout prix, et puis, quand on lui dit que la sortie est là, on a beau le lui répéter cent fois, il ne remue pas plus qu’une souche.»

Il vit alors qu’il se trouvait devant la porte de sortie; la jeune fille la lui avait ouverte. Il lui sembla que toutes ses forces lui revenaient d’un coup, et, pour savourer un avant-goût de liberté, il descendit immédiatement sur la première marche, d’où il fit ses adieux à l’homme et à la jeune fille qui se tenaient penchés vers lui.

«Merci beaucoup», répéta-t-il.

Et il leur serra la main à plusieurs reprises; il ne cessa que quand il crut voir que ces gens, habitués à l’atmosphère des bureaux, supportaient difficilement l’air relativement frais qui venait de l’escalier. C’est à peine s’ils purent répondre, et la jeune fille serait peut-être même tombée s’il n’avait refermé la porte en toute hâte; il resta encore là un moment, sortit son miroir de poche et se donna un coup de peigne, ramassa son chapeau sur la marche suivante – où le préposé aux renseignements avait dû le jeter – et descendit l’escalier si vivement qu’il fut presque effrayé de cette transformation. Sa solide santé ne lui avait jamais causé pareille surprise. Son corps voulait-il donc se rebeller et lui préparer des ennuis d’un nouveau genre maintenant qu’il supportait si bien ceux du procès? Peut-être faudrait-il qu’il allât voir un médecin à la prochaine occasion? En tout cas, il se proposait de mieux employer ses dimanches à l’avenir.

CHAPITRE IV

L’AMIE DE MADEMOISELLE BURSTNER.

Les jours suivants, il fut impossible à K. d’échanger le moindre mot avec Mlle Bürstner; il essaya de l’approcher des plus diverses façons, mais elle s’entendit toujours à l’empêcher de réussir; il essaya de revenir chez lui aussitôt sorti du bureau et de rester sans lumière dans sa chambre à observer le vestibule du fond de son canapé. Si la bonne, croyant la chambre vide, en fermait la porte au passage, il se levait au bout d’un moment et la rouvrait. Le matin, il quittait son lit une heure plus tôt que de coutume pour tenter de rencontrer Mlle Bürstner seule quand elle se rendait au travail. Mais nulle de ses tentatives ne réussit. Il écrivit alors deux lettres à la jeune fille, l’une à son bureau et l’autre à son adresse privée: dans ces missives il cherchait à justifier une fois de plus sa conduite, s’offrait à toutes satisfactions, promettait de ne jamais dépasser les limites que Mlle Bürstner lui imposerait et ne lui demandait que de lui offrir un entretien, ajoutant qu’il ne pourrait parler à Mme Grubach tant qu’il ne l’aurait pas vue elle-même; il lui disait, pour terminer, qu’il attendait chez lui tout le dimanche suivant un signe d’elle qui lui permît d’espérer le succès de sa demande ou lui expliquât tout au moins les raisons de son insuccès, raisons inimaginables puisqu’il lui promettait de faire tout ce qu’elle voudrait. Les lettres ne lui revinrent pas, mais il n’eut aucune réponse. En revanche, le dimanche suivant, il put voir se produire un signe d’une suffisante netteté. Dès le matin, par le trou de la serrure, il aperçut dans le vestibule un mouvement particulier qui ne tarda pas à s’expliquer. Une jeune fille qui donnait des leçons de français – c’était d’ailleurs une Allemande, et elle s’appelait Montag – être fragile, pâle et légèrement boiteux, qui avait habité jusque-là dans une chambre à part, déménageait pour venir loger avec Mlle Bürstner; elle rôda pendant des heures dans le vestibule; il lui restait toujours quelque livre oublié à aller chercher dans son ancienne chambre et à porter dans son nouvel appartement.

Quand Mme Grubach vint servir à K. son déjeuner – depuis qu’elle l’avait irrité, elle assumait elle-même tout son service – il ne put se retenir de lui adresser la parole, pour la première fois depuis le fameux soir:

«Pourquoi y a-t-il donc aujourd’hui un pareil bruit dans le vestibule? demande-t-il en se servant le café; ne pourrait-on y mettre fin? N’y a-t-il pas d’autre jour que le dimanche pour faire les nettoyages?»

Bien qu’il n’eût pas regardé Mme Grubach, il remarqua qu’elle poussait un soupir comme une personne soulagée. Elle voyait une sorte de pardon, ou tout au moins une sorte de début de pardon, jusque dans ces questions de K.

«Ce n’est pas un nettoyage, monsieur K., dit-elle, c’est simplement Mlle Montag qui déménage pour aller chez Mlle Bürstner et qui transporte ses affaires.»

Elle n’ajouta rien, attendant de savoir comment K. prendrait la chose et s’il lui permettrait de continuer à parler. Mais K. la laissa d’abord faire en silence un moment en remuant pensivement la cuillère dans son café. Puis il la regarda et dit:

«Avez-vous déjà abandonné vos anciens soupçons au sujet de Mlle Bürstner?

– Ah! Monsieur K., répondit alors Mme Grubach – qui n’attendait depuis le début que cette question – en tendant vers K. ses mains jointes, vous avez pris dernièrement si tragiquement une remarque de rien du tout! J’étais bien éloignée de songer à vous blesser ni vous ni qui que ce fût; vous me connaissez depuis assez longtemps, monsieur K., pour pouvoir en être convaincu! Vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai souffert ces jours derniers. Eh quoi! c’est moi qui irais calomnier mes locataires! Et vous, monsieur K., vous le croyiez et vous disiez qu’il fallait vous donner congé! vous donner congé!»

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