K. ne répondit pas; il était trop gêné de se sentir livré à ces gens par cette soudaine faiblesse; d’ailleurs, depuis qu’il savait les causes de son mal, loin d’aller mieux, il se sentait un peu plus faible. La jeune fille s’en aperçut immédiatement; pour soulager un peu le malade elle prit un harpon posé contre le mur et ouvrit juste au-dessus de K. une lucarne qui donnait en plein ciel. Mais il en tomba tant de suie qu’elle la referma immédiatement et dut essuyer de son mouchoir les mains de K., trop fatigué pour le faire lui-même; il serait volontiers resté tranquillement assis jusqu’à ce qu’il eût repris assez de forces pour repartir, mais il n’y pourrait réussir que si on ne s’inquiétait pas de lui. Et voilà que pour comble la jeune fille déclara:
«Vous ne pouvez pas rester ici; vous gênez la circulation.»
K. leva les sourcils comme pour demander quelle était cette circulation qu’il risquait tant de gêner là.
«Je vous mènerai à l’infirmerie, si vous voulez. Aidez-moi, s’il vous plaît», dit-elle à l’homme de la porte qui se rapprocha immédiatement.
Mais K. ne voulait pas aller à l’infirmerie; il désirait justement éviter qu’on ne le conduisit plus loin; plus il s’enfoncerait en ces lieux, plus son malaise s’aggraverait.
«Je peux déjà marcher», dit-il en se levant gauchement, ankylosé qu’il était par sa longue station assise.
Mais il ne put se tenir droit.
«Ça ne va pas», fit-il en secouant la tête.
Et il se rassit en soupirant. Il se rappela l’huissier qui aurait pu le reconduire si facilement, mais l’huissier devait être parti depuis longtemps, car K. avait beau regarder entre l’homme et la jeune fille qui se tenaient devant lui, il n’arrivait pas à le trouver.
«Je crois, dit l’homme, qui était vêtu élégamment – on remarquait surtout son gilet gris dont les pointes aiguës formaient comme une queue d’hirondelle – je crois que le malaise de ce monsieur est dû à l’atmosphère d’ici; le mieux serait donc, pour lui comme pour nous, non pas de le mener à l’infirmerie, mais de le faire sortir des bureaux.
– C’est cela! s’écria K., qui, de joie, interrompit presque cet homme. J’irai tout de suite mieux; d’ailleurs, je ne me sens pas tellement faible; j’ai besoin simplement qu’on me soutienne un peu sous les bras, je ne vous donnerai pas beaucoup de mal, et puis le chemin n’est pas long, vous n’avez qu’à me mener jusqu’à la porte, je m’assiérai encore un peu sur les marches et je serai remis du premier coup, car je n’ai jamais été sujet à de tels malaises, celui-ci me surprend beaucoup. Je suis habitué, moi aussi, à l’atmosphère des bureaux, mais ici, comme vous le dites vous-même, elle est vraiment exagérée. Auriez-vous la bonté de me reconduire un peu? J’ai le vertige et je me trouve mal quand je me lève seul.»
Et il releva les épaules pour se faire prendre plus facilement sous les bras.
Mais l’homme ne lui obéit pas; il resta tranquillement les deux mains dans ses poches et se mit à rire bruyamment:
«Vous voyez bien, dit-il à la jeune fille, n’avais-je pas deviné juste? Ce n’est qu’ici que ce monsieur ne se trouve pas bien; ailleurs, cela ne lui arrive pas.»
La jeune fille sourit aussi, mais donna une petite tape sur le bras de l’homme comme s’il était allé trop loin.
«À quoi songez-vous donc! dit l’homme, riant toujours, je ne demande pas mieux que de reconduire ce monsieur!
– Alors, c’est bon, dit la jeune fille en penchant un instant sa jolie tête. N’accordez pas trop d’importance à ce rire, ajouta-t-elle en s’adressant à K. qui, redevenu tout triste, regardait fixement devant lui et ne semblait pas avoir besoin d’explication. Ce monsieur – permettez-moi de vous le présenter (le monsieur permit ici d’un geste de la main) – ce monsieur est notre préposé aux renseignements. Il donne aux inculpés toutes les informations dont ils peuvent avoir besoin, et, comme nos méthodes de procédure ne sont pas très connues dans la population, on demande beaucoup de renseignements. Il a réponse à tout. Vous n’avez qu’à le mettre à l’épreuve si vous en avez envie. Mais ce n’est pas là son seul mérite; il a aussi le privilège de l’élégance! Nous avons pensé (par «nous» j’entends les autres fonctionnaires) qu’il fallait vêtir élégamment le préposé aux renseignements pour impressionner favorablement le public, car c’est toujours à lui que les inculpés ont affaire en premier lieu. Les autres sont, hélas! beaucoup plus mal vêtus; vous n’avez qu’à me regarder; la mode ne nous inquiète guère; c’est qu’il n’y aurait pas grand intérêt pour nous à nous mettre en frais de toilette, étant donné que nous passons presque tout notre temps dans les bureaux; c’est même là que nous dormons. Mais, comme je vous le disais, pour notre préposé aux renseignements nous avons jugé qu’un beau costume était nécessaire. Malheureusement, comme notre administration, un peu bizarre à cet égard, n’a pas voulu le fournir elle-même, nous avons fait une collecte – les inculpés ont donné aussi – c’est ainsi que nous avons pu acheter à notre collègue le bel habit que vous voyez et même quelques autres avec. Tout irait donc maintenant pour faire bonne impression s’il ne gâchait notre œuvre par ce rire qui effraie tous les inculpés.
– Et voilà, dit ironiquement le préposé aux renseignements; mais je ne vois pas, mademoiselle, pourquoi vous éprouvez le besoin de raconter tous nos secrets à ce monsieur, ou plutôt de les lui imposer, car il ne tient pas le moins du monde à les apprendre; voyez-le donc, il est tout absorbé par ses propres affaires.»
K. n’avait même pas envie de contredire; l’intention de la jeune fille était peut-être excellente; elle visait peut-être à le distraire ou à lui donner le temps de se remettre, mais elle avait raté son but.
«Il fallait bien que je lui explique votre rire, dit la jeune fille; il était offensant.
– Je crois, répondit l’employé, que ce monsieur me pardonnerait de bien pires offenses pourvu que je le reconduise à la sortie.»
K. ne dit rien; il ne leva même pas les yeux; il admettait qu’on parlât de lui comme d’une chose et préférait même qu’il en fût ainsi, mais soudain il sentit la main de l’informateur sur l’un de ses bras et celle de la jeune fille sur l’autre.
«Allons, debout, homme fragile! dit le préposé aux renseignements.
– Je vous remercie mille fois tous deux, fit K. en se levant lentement et en conduisant lui-même les mains de ses deux aides à l’endroit où il avait le plus besoin d’être soutenu.
– On dirait, lui souffla la jeune fille à l’oreille pendant qu’ils gagnaient le couloir, on dirait à m’entendre que je cherche à faire valoir notre préposé aux renseignements; qu’on en pense ce que l’on voudra, je ne cherche qu’à dire la vérité; il n’a pas le cœur dur; il n’est pas chargé de reconduire jusqu’à la porte les inculpés qui se trouvent mal, et il le fait cependant volontiers; peut-être personne de chez nous n’a-t-il le cœur dur; nous serions peut-être disposés à rendre service à tout le monde, mais, comme employés de la justice, nous faisons souvent l’effet d’être mauvais et de ne vouloir aider personne; c’est une chose qui me fait littéralement souffrir.
– Ne voulez-vous pas vous asseoir un peu ici?» demanda le préposé aux renseignements.
Ils étaient déjà dans le couloir, et juste en face de l’accusé auquel K. s’était adressé en venant. K. rougissait presque d’être obligé de se montrer en tel équipage à cet homme devant lequel il se tenait si droit quelques instants plus tôt; maintenant, deux personnes le soutenaient et le préposé aux renseignements faisait tourner son chapeau au bout de ses doigts; ses cheveux étaient décoiffés et pendaient sur son front en sueur. Mais l’accusé ne semblait rien voir de tout cela; il restait humblement debout devant le préposé aux renseignements – qui ne le voyait même pas – et ne cherchait qu’à faire excuser sa présence.
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