Or, un jour, Kazbitch vint et me demanda si je n’avais pas besoin de miel et de moutons: Je lui recommandai de m’en apporter le lendemain.
– Azamat, dit Petchorin, demain le Karaguetz sera dans tes mains, mais si, cette nuit, Béla n’est pas ici, tu n’auras pas le cheval.
– Bien! dit Azamat; et il regagna le village.
Le soir Petchorin s’arma et sortit de la forteresse. Comment ils arrangèrent les choses, je l’ignore, seulement ils revinrent tous deux pendant la nuit et la sentinelle vit qu’une femme était étendue devant la selle d’Azamat. Elle avait les mains et les jambes liées et sa tête était enveloppée d’un grand voile.
– Et le cheval? demandai-je au capitaine.
– Tout à l’heure!… Le lendemain de grand matin, Kazbitch vint à la forteresse et amena dix moutons à vendre; après avoir placé son cheval dans l’enceinte, il entra chez moi. Je le régalai de thé, car quoique ce fut un bandit, je le considérais cependant comme une espèce d’ami.
Nous causions de choses et d’autres, lorsque soudain je le vois frissonner et changer de visage; par malheur la fenêtre donnait sur l’arrière-cour:
– Qu’as-tu? lui dis-je.
– Mon cheval! Mon cheval! dit-il tout tremblant.
En effet, j’entendais un bruit de sabots.
– C’est quelque Cosaque qui passe!
– Non! hurla-t-il avec rage, et comme une panthère furieuse, d’un bond il s’élança au dehors.
En deux sauts il était à la porte de la forteresse; la sentinelle lui barra le passage avec son arme, mais il écarta la baïonnette et se précipita à la course sur la route. Au loin, la poussière volait; Azamat bondissait sur le rapide coursier; Kazbitch en courant débarrassa son fusil de son étui, et fit feu. Un instant, il s’arrêta afin de voir s’il n’avait pas manqué son coup; puis, il poussa un grand cri, jeta son fusil sur une pierre, le brisa en mille morceaux et se mit à se rouler à terre et à crier comme un enfant. Déjà le monde de la forteresse se groupait autour de lui: Lui, ne voyait personne. Ils s’arrêtaient, le poussaient légèrement et s’en retournaient. Je fis placer à côté de lui l’argent de ses moutons, mais il ne le toucha pas et resta étendu la face contre terre, comme un mort. Croiriez-vous qu’il resta dans cette position jusqu’à la nuit avancée et même toute la nuit? Le lendemain il vint à la forteresse et demanda qu’on lui nommât le ravisseur. La sentinelle, qui avait vu comment Azamat avait pris et monté le cheval, ne crut pas nécessaire de le lui cacher. À ce nom, les yeux de Kazbitch lancèrent des éclairs et il se dirigea vers le village où vivait le père d’Azamat.
– Et qu’arriva-t-il au père?
– Vous devez penser qu’après ce tour, Kazbitch ne trouva point Azamat. Alors, il se mit à rôder pendant six jours autour de la maison, afin de voir s’il ne pourrait point enlever la sœur. Lorsque le père revint, son fils et sa fille n’étaient plus là. Mais en habile homme, Kazbitch comprit qu’il pourrait bien perdre sa tête s’il était pris et depuis lors il disparut. Il se joignit probablement à quelque bande d’Abreks au-delà du Terek ou bien alla errer dans le Kouban.
J’avouerai que tout cela m’ennuyait. Dès que j’appris que la Circassienne était chez Petchorin, je mis mes épaulettes et mon épée et j’allai chez lui.
Il était couché sur son lit dans la première chambre, avait une main appuyée sous sa tête et de l’autre tenait sa pipe éteinte. La porte de la seconde pièce était fermée à clef et la clef enlevée de la serrure. Je remarquai tout cela et commençai à tousser et à frapper légèrement de mon talon contre le seuil de la porte; il feignit de ne pas m’entendre.
– Monsieur le sous-lieutenant? m’écriai-je alors avec tout l’éclat possible, est-ce que vous ne voyez pas que je suis chez vous?
– Ah! bonjour Maxime! voulez-vous une pipe? dit-il sans se lever:
– Pardon! je ne suis pas Maxime; je suis votre capitaine!
– C’est vrai! mais ne voulez-vous pas accepter une tasse de thé? si vous saviez combien je suis inquiet?
– Je sais tout! répondis-je, et je m’approchai de son lit.
– Tant mieux, je ne suis pas d’humeur à vous le raconter.
– Monsieur le sous-lieutenant, vous avez commis une faute dont je puis aussi avoir à répondre!
– Allons donc! Et du reste quel mal y aurait-il?
Depuis longtemps, sans doute, nous avons l’habitude de tout partager!
– Quelle plaisanterie! votre épée, je vous prie?
– Mitika? mon épée?
Mitika apporta l’épée: Voyant qu’il accomplissait son devoir, je m’assis sur son lit et lui dis:
– Écoutez, Grégoire! avouez que ce n’est pas bien!
– Mais qu’ai-je fait de mal?
– Mais vous avez enlevé Béla! Quel butor que cet Azamat! avouez-le?
– Oui, c’est vrai! mais elle me plaisait.
Que répondre à cela! j’étais embarrassé. Après un moment de silence, je lui dis que si le père venait la réclamer il faudrait bien la lui rendre.
– Mais ce n’est pas du tout nécessaire!
– Et s’il le sait?
– Comment le saura-t-il?»
J’étais de nouveau déconcerté.
– Écoutez, Maxime, me dit Petchorin en se soulevant un peu, sans doute vous êtes un brave homme; eh bien, sachez que si je rends cette fille à ce sauvage, il la tuera ou la vendra, c’est une chose certaine! il ne faut donc pas lui en donner l’occasion; laissez-la chez moi: j’ai mon épée pour la défendre.
– Faites-moi la voir? lui dis-je.
– Elle est derrière cette porte; mais en ce moment, c’est en vain que je désirerais moi-même la voir; elle est assise dans un coin, enveloppée dans son voile, ne parle pas et ne regarde personne; elle est timide comme une biche des forêts; je lui ai donné une compagne qui sait le tartare, qui la soignera et l’habituera à cette pensée qu’elle est à moi; car elle ne sera jamais à personne qu’à moi! ajouta-t-il en frappant du poing sur la table.
Je consentis à tout cela; que vouliez-vous que je fisse? Il est des hommes avec lesquels il faut toujours être de leur avis.
– Mais qu’arriva-t-il? demandai-je à Maxime; est-ce que réellement il l’habitua à lui, ou bien se mit-elle à languir et à regretter les siens?
– Eh! de grâce, quel chagrin vouliez-vous que lui procurât la privation de sa famille? On voyait aussi bien les montagnes de la forteresse que de son village. Et il ne faut pas autre chose à ces sauvages.
Pourtant, chaque jour, Grégoire lui offrait un présent; pendant quelque temps elle se tut et refusa fièrement ceux que lui présentait sa compagne afin d’exciter son babil. Ah! des présents!… que ne fait cependant une femme, pour un chiffon de couleur? Mais laissons cela de côté… Grégoire se donna beaucoup de peine avec elle; entre autres choses, il apprit le tartare, et elle commença à comprendre notre langue. Peu à peu il l’habitua à le regarder; elle le fit d’abord en-dessous et de côté; puis, toute chagrine, elle chantait ses chansons à demi-voix, si bien que j’en devenais triste lorsque je l’entendais de la chambre voisine. Je n’oublierai jamais une scène dont je fus le témoin. En passant un jour près de la fenêtre, je jetai les yeux dans la chambre. Béla était couchée sur la léjanka [5], la tête penchée sur son sein, et Petchorin était debout devant elle:
«Écoute, ma Péri, disait-il; sans doute tu sais que tôt ou tard tu dois m’appartenir; eh bien! pourquoi me fais-tu souffrir? Est-ce que tu aimes quelque Circassien? S’il en est ainsi, à l’instant même je te laisserai retourner à ta maison (elle frissonna légèrement, et nia par un mouvement de tête); ou bien, continua-t-il, te suis-je complètement odieux? (elle soupira) ou bien ta croyance te défend-elle de m’aimer? (elle pâlit et resta silencieuse). Crois-moi! il n’y a qu’un Dieu pour toutes les races, et s’il me permet de t’aimer, pourquoi te défendrait-il de me le rendre?»
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