– Mais vécut-il longtemps avec vous?
– Oui! un an; et cette année est encore présente à ma mémoire. Il m’a donné bien des tracas; mais ce n’est pas cela qui le rappelle à mon souvenir! Il y a vraiment de ces gens dans la destinée desquels il est écrit qu’ils auront des aventures extraordinaires!
– Extraordinaires, m’écriai-je avec un sentiment de curiosité et en lui versant encore du thé.
– Oui! Je vais vous raconter cela:
À deux verstes de la forteresse, vivait un prince soumis. Son fils, garçon de quinze ans, avait l’habitude de venir chez nous chaque jour. C’était tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Petchorin et moi le gâtions; mais quel vaurien c’était déjà! Très adroit par exemple, il savait à cheval ramasser un chapeau par terre au galop le plus rapide et tirer son fusil; mais il avait un grand défaut; il aimait passionnément l’argent. Un jour Petchorin lui promit en plaisantant de lui donner un ducat s’il lui apportait le meilleur bouc du troupeau de son père; et, comme vous le pensez bien, la nuit suivante il le lui amena par les cornes. Puis lorsque nous l’irritions, ses yeux s’injectaient de sang et tout de suite il mettait le poignard à la main: «Fi Azamat! tu es trop violent! lui disais-je; et ta tête ira loin.
Le vieux prince vint un jour lui-même nous inviter à des noces; il mariait sa fille aînée et nous étions des amis. Il était impossible de lui refuser, quoiqu’il fût Tartare, et nous nous mîmes en route. Dans le village, une multitude de chiens nous accueillit par de bruyants aboiements; les femmes, en nous voyant, se cachaient; celles dont nous pouvions voir le visage étaient loin d’être belles.
– J’avais bien meilleure opinion des Circassiennes! me dit Petchorin.
– Prenez patience! lui répondis-je en souriant, j’avais quelque chose dans l’idée.»
Une foule de monde s’était déjà réunie à la maison du prince; chez ces Orientaux la coutume est d’inviter aux noces tous ceux qu’on rencontre, quels qu’ils soient. On nous reçut avec tous les honneurs et on nous mena dans le salon: mais je n’oubliai point d’observer, en cas d’événement imprévu, le lieu où l’on plaçait nos chevaux.
– Comment célèbrent-ils leurs noces? capitaine.
– Voici ce qui se passe ordinairement: d’abord le Moula lit quelques versets du Coran; ensuite on fait des cadeaux aux jeunes mariés et à tous les parents. On mange, on boit du bouza, et puis vient le divertissement. C’est toujours un individu sale, en haillons, qui monte sur un vilain cheval boiteux, fait des grimaces, imite polichinelle, et fait rire l’honnête compagnie. Dès que la nuit paraît, commence au salon, ce que nous appelons le bal. Un pauvre vieillard frappe sur un instrument, j’ai oublié comment on l’appelle chez eux; nous le nommons, nous, une guitare à trois cordes. Les jeunes filles et les jeunes gens sont placés sur deux rangs, les uns vis-à-vis des autres et frappent dans leurs mains en chantant. Bientôt une jeune fille et un jeune homme s’avancent au milieu du salon et se disent l’un à l’autre des vers qu’ils chantent, tandis que le reste de l’assistance accompagne en chœur. Petchorin et moi étions assis à la place d’honneur; soudain, la plus jeune fille de la maison s’approcha de lui; c’était une jeune enfant de seize ans à peine; elle lui chanta, comment m’exprimerai-je, une espèce de compliment.
– Vous souvenez-vous de ce qu’elle lui chanta?
– Oui! voici ce qu’il me parut entendre:
Nos jeunes gens sont bien faits
Et leurs vêtements sont brodés d’argent;
Mais un jeune officier russe
Est plus svelte qu’eux
Et porte des galons d’or.
Il est au milieu d’eux
Comme un beau peuplier
Seulement il ne grandira point
Et ne fleurira point dans notre jardin.
Petchorin se leva, la salua, mit la main sur son front et sur son cœur et me pria de répondre pour lui.
– Je connaissais leur langue et je traduisis sa réponse. Lorsqu’elle s’éloigna de nous, je dis à l’oreille de Petchorin:
– Eh bien! comment la trouvez-vous?
– Que de charmes! me répondit-il; comment s’appelle-t-elle?
– Elle se nomme Béla.»
Elle était réellement belle; grande, svelte, des yeux noirs comme ceux des chamois de la montagne et qui pénétraient jusqu’au fond de l’âme. Petchorin, tout rêveur, n’ôtait plus ses yeux de dessus elle, et elle le regardait de temps en temps. Mais il n’était pas seul à admirer la jolie princesse. D’un coin de la chambre, deux autres yeux se fixaient sur elle, immobiles et ardents. Je regardai de ce côté et je reconnus ma vieille connaissance Kazbitch. C’était un homme ni soumis, ni insoumis; mais beaucoup de soupçons planaient sur lui, quoiqu’il n’eût été remarqué dans aucune algarade. Il nous amenait à la forteresse des moutons et nous les vendait assez bon marché; toutefois il ne souffrait pas qu’on les lui marchandât; ce qu’il demandait, il fallait le lui donner; il se serait plutôt fait tuer que de céder. On disait aussi de lui qu’il aimait à rôder au-delà du Kouban avec les Abreks [3].
Sa figure était celle d’un brigand. Il était petit, sec et large d’épaules, aussi adroit, aussi leste qu’un diable. Ses vêtements étaient toujours en loques, mais ses armes étaient montées en argent. On vantait son cheval dans tout Kabarda et réellement il était impossible de trouver rien de meilleur que cet animal. Ce n’était pas sans raison que tous les cavaliers le lui enviaient et que, plusieurs fois, ils avaient essayé de le lui voler, sans pouvoir y réussir. Quand je songe encore maintenant à ce cheval! Il était noir comme du jais, des cordes pour jarrets, des yeux comme ceux de Béla, et quelle vigueur! on pouvait faire avec lui cinquante verstes sans s’arrêter; il était dressé comme un chien qui suit son maître, connaissait sa voix, et ce dernier ne l’attachait jamais; c’était enfin un vrai cheval de bandit.
Ce soir là, Kazbitch était plus mélancolique qu’à l’ordinaire. Je remarquai qu’il avait sous son vêtement une cotte de mailles. Ce n’est pas sans motif, pensai-je, qu’il a revêtu cette cotte de mailles; il doit certainement méditer quelque coup.
La chaleur était étouffante dans la cabane et j’allai à l’air pour me rafraîchir. La nuit descendait déjà sur la montagne et l’ombre envahissait les défilés. Je songeai à revenir sous le hangar où étaient nos chevaux, afin de voir s’ils avaient du fourrage; et puis on n’est jamais trop prudent! J’avais un beau cheval et pas un Kabardien ne le regardait sans me jalouser.
Je me glissai le long de la cloison et j’entendis alors une voix que je reconnus tout de suite. C’était celle de cet étourdi d’Azamat, le fils de notre hôte. Il parlait à un autre, distinctement, mais à voix basse.
De quoi parlent-ils? ne serait-ce pas de mon cheval? Je m’accroupis contre la cloison et me mis à écouter; m’efforçant de ne pas perdre un mot. Parfois le bruit des chants et le murmure des voix étouffaient cette conversation curieuse:
«Tu as un bien beau cheval, disait Azamat; si j’étais le maître à la maison et si j’avais un troupeau de trois cents juments, je t’en donnerais la moitié pour ton coureur, Kazbitch!»
Ah! c’est Kazbitch! pensai-je et je me souvins de la cotte de mailles.
– Oui! répondit celui-ci, après un instant de silence; dans tout Kabarda il n’a pas son pareil! Une fois, c’était au-delà du Terek, j’étais parti avec des Abreks pour enlever des troupeaux russes; nous ne réussîmes pas et nous nous dispersâmes dans tous les sens; j’avais à ma poursuite quatre Cosaques. Et déjà, j’entendais leurs cris et leurs jurements de très près, lorsque devant moi se présenta un bois épais. Couché sur ma selle, je me recommandai à Allah et pour la première fois de ma vie, j’offensai mon coursier en le frappant du fouet. Comme un oiseau, il plongea au milieu des branches; les épines tranchantes déchiraient mes vêtements; les branches sèches me battaient le visage; et mon cheval bondissait par-dessus les troncs d’arbres coupés et enfonçait les buissons avec sa poitrine. Il aurait mieux valu peut-être l’abandonner et me cacher à pied dans le bois, mais je n’eus pas le cœur de m’en séparer et le prophète m’en récompensa. Plusieurs balles sifflèrent au-dessus de ma tête; les Cosaques étaient descendus de cheval et couraient sur mes traces; quand tout à coup devant moi, s’ouvre un précipice. Mon coursier hésite un instant, puis s’élance; ses pieds de derrière glissent sur le bord opposé, il reste accroché par les pieds de devant; alors j’abandonne les rênes et roule dans le précipice: ce fut le salut de mon cheval qui parvint à se replacer d’un bond. Les Cosaques avaient vu tout cela; mais pas un d’eux n’osa se mettre à ma poursuite; ils crurent assurément que je m’étais tué et je les entendis s’élancer pour prendre mon cheval. Mon cœur saignait; je me mets à ramper sur l’herbe épaisse le long du précipice; je regarde; c’était la limite du bois. Quelques Cosaques entrent dans la plaine et bientôt mon cheval passe devant eux; tous se jettent, en criant, après lui. Longtemps, longtemps ils le poursuivirent; l’un d’eux, surtout, faillit deux fois jeter le lacet sur son cou; je frémis, baissai les yeux et me mis à prier. Au bout d’un moment je regardai et je vis mon cheval qui volait, secouant sa queue et libre comme le vent: Au loin les Cosaques défilaient l’un après l’autre à travers le steppe sur leurs chevaux fatigués. Mais par Allah! ceci est la vérité, la simple vérité; jusqu’à la nuit avancée je restai caché dans le précipice; tout à coup, tu ne le croirais pas Azamat, dans les ténèbres j’entends courir un cheval au bord du ravin, il hennit et frappe la terre de ses fers et je reconnais le hennissement de mon cheval; car c’était lui, mon compagnon; depuis lors, nous ne nous sommes plus séparés. Et on entendait comme il frappait avec sa main sur la fine encolure de l’animai, en l’appelant des noms les plus caressants.
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