C’était un duel, un acharnement. Les deux hommes se regardaient au bord de la tombe comme deux ennemis.
– Il faut croire.
– Je ne crois pas.
– Il le faut.
– Vous voulez changer la vérité avec des menaces.
– Oui.
Il accentua la netteté rudimentaire de son commandement:
– Persuadé ou non, croyez. Il ne s’agit pas d’évidence, il s’agit de croyance. Il faut croire tout d’abord, sinon, on risque de ne croire jamais. Dieu ne daigne pas convaincre lui-même les incrédules. Il n’est plus, le temps des miracles. Le seul miracle, c’est nous, et c’est la foi. «Crois, et le ciel te fera croire.»
Crois! Il lui jetait le même mot sans cesse, comme des pierres.
– Mon fils, reprit-il, plus solennel, debout, sa grosse main ronde levée, j’exige de vous un acte de foi.
– Allez-vous-en, dit l’homme, haineux.
Mais le prêtre ne bougea pas.
Aiguillonné par l’urgence, poussé par la nécessité de sauver cette âme malgré elle, il devint implacable.
– Vous allez mourir, dit-il, vous allez mourir. Vous n’avez que peu d’instants à vivre. Soumettez-vous.
– Non, dit l’homme.
L’homme à la robe noire lui saisit les deux mains.
– Soumettez-vous. Pas de recherche de discussion comme celle où vous venez de perdre un temps précieux… Tout cela n’a pas d’importance. Autant en emporte le vent… Nous sommes seuls, vous et moi, avec Dieu.
Il hocha la tête au petit front bombé, au nez avançant et rond, évasé en deux narines humides et sombres, aux minces lèvres jaunes bridant comme des ficelles deux dents proéminentes et isolées dans le noir; sa figure pleine de lignes le long du front, entre les sourcils, autour de la bouche, et couverte d’une couche grise sur le menton et les joues; et il dit:
– Je représente Dieu. Vous êtes devant moi comme si vous étiez devant Dieu. Dites simplement: «Je crois», et je vous tiendrai quitte. «Je crois»: tout est là. Le reste m’est indifférent.
Il se penchait de plus en plus, collant presque sa figure à celle du moribond, cherchant à placer son absolution comme un coup.
– Récitez simplement avec moi: «Notre Père, qui êtes aux cieux». Je ne vous demanderai pas autre chose.
La figure du malade, crispée de refus, faisait le geste de négation: Non… Non…
Tout à coup le prêtre se releva, l’air triomphant:
– Enfin! vous l’avez dit.
– Non.
– Ah! gronda le prêtre entre ses dents.
Il lui pétrissait les mains, on sentait qu’il l’aurait pris dans ses bras pour l’embrasser, pour l’étouffer, qu’il l’aurait assassiné si son râle eût dû être un aveu – tellement il était bondé du désir de le persuader, de lui arracher la parole qu’il était venu chercher sur sa lèvre.
Il rejeta les mains flétries, arpenta la chambre comme un fauve, revint se planter devant le lit.
– Songe que tu vas mourir, pourrir, bégaya-t-il au misérable… Tu seras bientôt dans la terre. Dis: «Notre Père», ces deux mots seulement, rien de plus.
Il était posé sur lui, épiant sa bouche, accroupi et sombre comme un démon guettant une âme, comme toute l’Église sur toute l’humanité mourante.
– Dis-le… Dis-le… Dis-le…
L’autre essaya de se dégager, et râla furieusement, tout bas, avec tout le reste de sa voix: Non.
– Canaille! lui cria le prêtre.
* * *
– Tu mourras au moins avec un crucifix dans les griffes.
Il tira un crucifix de sa poche, et le lui plaça sur la poitrine, lourdement.
L’autre se remua en une sourde horreur, comme si la religion eût été contagieuse, et rejeta l’objet par terre.
Le prêtre se baissa en marmottant des insultes: «Pourriture, tu veux crever comme un chien, mais je suis là!» Il ramassa la croix, la garda dans sa main, et l’œil étincelant, sûr de survivre et d’écraser, attendit pour la dernière fois.
Le mourant haletait, complètement à bout de fortes, rendu. Le prêtre, le voyant en son pouvoir, lui posa de nouveau le crucifix sur la poitrine. Cette fois, l’autre le conserva, ne pouvant plus que le regarder avec des yeux de haine et de naufrage; et ses regards ne le firent pas tomber.
Quand l’homme noir fut parti dans la nuit, et que son interlocuteur peu à peu se réveilla de lui, s’en délivra, je pensai que ce prêtre, dans sa violence et sa grossièreté, avait horriblement raison. Mauvais prêtre? Non, bon prêtre qui n’avait cessé de parler selon sa conscience et sa croyance, et qui cherchait à appliquer simplement sa religion, telle qu’elle est, sans concessions hypocrites. Ignorant, maladroit, fruste – oui, mais honnête et logique même dans son affreux attentat. Pendant une demi-heure que je l’avais entendu, il avait essayé, par tous les moyens qu’emploie et que recommande la religion, de pratiquer son métier de recruteur de fidèles et de donneur d’absolution; il avait dit tout ce qu’un prêtre ne peut pas ne pas dire. Tout le dogme se montrait, net et explicite, à travers la brutale vulgarité du serviteur, de l’esclave. À un certain moment, désemparé, il avait gémi avec une vraie souffrance: «Qu’est-ce que vous voulez que je fasse!» Si l’homme avait raison, le prêtre avait raison. C’était le prêtre, la bête de la religion.
* * *
… Ah! cette chose qui ne bougeait pas, droite, près du lit… Cette grande chose haute qui n’y était pas tout à l’heure – interceptant la flamme sautante de la bougie posée près du malade…
Je fis, par mégarde, un peu de bruit en m’appuyant, et très lentement, la chose tourna vers moi une figure, avec une épouvante qui m’épouvanta.
Je connaissais cette tête trouble… N’était-ce point le patron de l’hôtel, un homme aux allures étranges, qu’on voyait peu…
Il avait rôdé dans le couloir, attendant le moment où le malade, dans le désarroi de cette installation, serait seul. Et il était debout près de l’homme endormi ou désarmé de faiblesse.
Il tendit la main vers une sacoche déposée près du lit. En faisant ce mouvement, il regardait le moribond, de sorte que sa main manqua, à deux reprises, l’objet.
Il y eut des craquements à l’étage supérieur, et nous tressaillîmes. Une porte battit; il se haussa comme pour arrêter un cri.
… Il ouvrit lentement la sacoche. Et moi, moi, ne me connaissant plus, j’avais peur qu’il n’en eût pas le temps…
Il en tira un paquet qui bruissa doucement. Et, lorsqu’il considéra, dans sa main à lui, la liasse de billets de banque, je vis l’illumination extraordinaire qui s’irradia sur sa figure. Tous les sentiments d’amour y étaient mêlés: adoration, mysticisme, et aussi amour brutal… – sorte d’extase surnaturelle, et aussi satisfaction grossière qui embrassait déjà des joies immédiates… Oui, tous les amours s’imprimèrent un instant sur l’humanité profonde de cette figure de voleur.
… Quelqu’un guettait derrière la porte entrebâillée… J’ai vu l’appel d’un bras.
Il est parti sur la pointe du pied, lentement, précipitamment.
Je suis un honnête homme, moi, et pourtant, j’ai retenu mon souffle en même temps que lui; je l’ai compris … J’ai beau m’en défendre: avec une horreur et une joie fraternelles aux siennes, j’ai volé avec lui.
… Tous les vols sont passionnels, même celui-là, qui est lâche et vulgaire (son regard d’inextinguible amour pour le trésor soudain saisi!). Tous les délits, tous les crimes, sont des attentats accomplis à l’image de l’immense désir de vol qui est notre essence même et la forme de notre âme nue: avoir ce qu’on n’a pas.
Mais alors, il faudrait absoudre les criminels, et le châtiment est une injustice?… Non, il faut s’en défendre. Il faut – puisque la société des hommes est étayée sur l’honnêteté – les frapper pour les résoudre à l’impuissance et surtout pour éblouir d’épouvante et arrêter les autres au seuil de la mauvaise action. Mais il ne faut pas, une fois la faute établie, en chercher les grandes excuses, de peur de l’excuser toujours. Il faut la condamner d’avance, en vertu d’un principe froid. La justice doit être glacée comme une arme.
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