– Enfin, ma petite, conclut la vieille, le plus clair de votre histoire c’est que vous ne savez rien faire… Il faudra que je vous apprenne tout… Pendant quatre ou cinq mois, vous ne me serez d’aucune utilité… Et puis, laide comme vous êtes, ça n’est pas engageant… Cette entaille sur le nez?… Vous avez donc reçu un coup?
– Non, Madame… je l’ai toujours eue…
– Ah! ça n’est pas engageant… Qu’est-ce que vous voulez gagner?
– Trente francs… blanchie… et le vin… prononça Louise, d’une voix résolue…
La vieille bondit:
– Trente francs!… Mais vous ne vous êtes donc jamais regardée?… C’est insensé!… Comment?… personne ne veut de vous… personne jamais ne voudra de vous? – si je vous prends, moi, c’est parce que je suis bonne… c’est parce que, dans le fond, j’ai pitié de vous! – et vous me demandez trente francs!… Eh bien, vous en avez de l’audace, ma petite… C’est, sans doute, vos camarades qui vous conseillent si mal… Vous avez tort de les écouter…
– Bien sûr, approuva M mePaulhat-Durand. Elles se montent la tête, toutes ensemble…
– Alors!… offrit la vieille, conciliante… je vous donnerai quinze francs… Et vous paierez votre vin… C’est beaucoup trop… Mais je ne veux pas profiter de votre laideur et votre détresse.
Elle s’adoucissait… Sa voix se fit presque caressante:
– Voyez-vous, ma petite… c’est une occasion unique et que vous ne retrouverez plus… Je ne suis pas comme les autres, moi… je suis seule… je n’ai pas de famille… je n’ai personne… Ma famille, c’est ma domestique… Qu’est-ce que je lui demande à ma domestique?… De m’aimer un peu, voilà tout… Ma domestique vit avec moi, mange avec moi… à part le vin… Ah! je la dorlotte, allez… Et puis, quand je mourrai – je suis très vieille et souvent malade – quand je mourrai, bien sûr que je n’oublierai pas celle qui m’aura été dévouée, qui m’aura bien servie… bien soignée… Vous êtes laide… très laide… trop laide… Eh! mon Dieu, je m’habituerai à votre laideur, à votre figure… Il y en a de jolies qui sont de bien méchantes femmes et qui vous volent, c’est certain!… La laideur, c’est quelquefois une garantie de moralité, dans une maison… Vous n’amènerez pas d’hommes, chez moi, n’est-ce pas?… Vous voyez que je sais vous rendre justice… Dans ces conditions-là, et bonne comme je suis… ce que je vous offre, ma petite… mais c’est une fortune… mieux qu’une fortune… une famille!…
Louise était ébranlée. Certainement, les paroles de la vieille faisaient chanter des espoirs inconnus dans sa tête. Sa rapacité de paysanne lui montrait des coffres pleins d’or, des testaments fabuleux… Et la vie en commun, avec cette bonne maîtresse, la table partagée… des sorties fréquentes dans les squares et les bois suburbains, tout cela l’émerveillait… Tout cela lui faisait peur aussi, car des doutes, une invincible et originelle méfiance tachaient d’une ombre l’étincellement de ces promesses… Elle ne savait que dire, que faire… à quoi se résoudre… J’avais envie de lui crier: «Non!… n’accepte pas!» Ah! je la voyais, moi, cette existence de recluse, ces travaux épuisants, ces reproches aigres, la nourriture disputée, les os écharnés et les viandes gâtées jetés à sa faim… et l’éternelle, patiente, torturante exploitation d’un pauvre être sans défense. «Non, n’écoute plus, va-t-en!…» Mais ce cri qui était sur mes lèvres, je le réprimai:
– Approchez-vous un peu, ma petite… commanda la vieille… On dirait que vous avez peur de moi… Allons… n’ayez plus peur de moi… approchez-vous… Comme c’est curieux… il me semble que vous êtes déjà moins laide… Déjà je m’habitue à votre visage…
Louise s’approcha lentement, les membres raidis, diligente à ne heurter aucune chaise, aucun meuble… s’efforçant de marcher avec élégance, la pauvre créature!… Mais, à peine fut-elle près de la vieille que celle-ci la repoussa avec une grimace.
– Mon Dieu! cria-t-elle… mais qu’est-ce que vous avez?… Pourquoi sentez-vous mauvais, comme ça?… vous avez donc de la pourriture dans le corps?… C’est affreux!… c’est à ne pas croire… Jamais quelqu’un n’a senti, comme vous sentez… Vous avez donc un cancer dans le nez… dans l’estomac, peut-être?…
M mePaulhat-Durand fit un geste noble:
– Je vous avais prévenue, Madame… dit-elle… Voilà son grand défaut… C’est ce qui l’empêche de trouver une place.
La vieille continua de gémir…
– Mon Dieu!… mon Dieu!… Est-ce possible?… Mais vous allez empester toute ma maison… vous ne pourrez pas rester près de moi… Ah! mais!… cela change nos conditions… Et moi qui avais, déjà, de la sympathie pour vous!… Non, non… malgré toute ma bonté, ce n’est pas possible… ce n’est plus possible!…
Elle avait tiré son mouchoir, chassait loin d’elle l’air putride, répétant:
– Non, vraiment, ce n’est plus possible!…
– Allons, Madame, intervint M mePaulhat-Durand… faites un effort… Je suis sûre que cette malheureuse fille vous en sera toujours reconnaissante…
– Reconnaissante?… c’est fort bien… Mais ce n’est pas la reconnaissance qui la guérira de cette infirmité effroyable… Enfin… soit!… Par exemple, je ne puis plus lui donner que dix francs… Dix francs, seulement!… C’est à prendre ou à laisser…
Louise qui avait, jusque-là, retenu ses larmes, suffoqua:
– Non… je ne veux pas… je ne veux pas… je ne veux pas…
– Écoutez, Mademoiselle… dit sèchement M mePaulhat-Durand… Vous allez accepter cette place… ou bien je ne me charge plus de vous, jamais… Vous pourrez aller demander des places dans les autres bureaux… J’en ai assez, à la fin… Et vous faites du tort à ma maison…
– C’est évident! insista la vieille… Et ces dix francs, vous devriez m’en remercier… C’est par pitié, par charité que je vous les offre… Comment ne comprenez-vous pas que c’est une bonne œuvre… dont je me repentirai, sans doute, comme des autres?…
Elle s’adressa à la placeuse:
– Qu’est-ce que vous voulez?… Je suis ainsi… je ne peux pas voir souffrir les gens… je suis bête comme tout devant les infortunes… Et ce n’est point à mon âge que je changerai, n’est-ce pas?… Allons, ma petite, je vous emmène…
Sur ces mots, une crampe me força de descendre de mon observatoire… Je n’ai jamais revu Louise…
Le surlendemain, M mePaulhat-Durand me fit entrer cérémonieusement dans le bureau, et, après m’avoir examinée d’une façon un peu gênante, elle me dit:
– Mademoiselle Célestine… j’ai une bonne… très bonne place pour vous… Seulement, il faudrait aller en province… oh! pas très loin…
– En province?… Je n’y cours pas, vous savez…
La placeuse insista:
– On ne connaît pas la province… il y a d’excellentes places, en province…
– Oh! d’excellentes places… En voilà une blague! rectifiai-je… D’abord il n’y a pas de bonnes places, nulle part…
M mePaulhat sourit, aimable et minaudière. Jamais je ne l’avais vue sourire ainsi:
– Je vous demande pardon, mademoiselle Célestine… Il n’y a pas de mauvaises places…
– Parbleu! je le sais bien… il n’y a que de mauvais maîtres…
– Non… que de mauvais domestiques… Voyons… Je vous donne des maisons, tout ce qu’il y a de meillieur , ce n’est pas de ma faute si vous n’y restez point…
Elle me regarda avec presque de l’amitié:
– D’autant que vous êtes très intelligente… Vous représentez… vous avez une jolie figure… une jolie taille… des mains charmantes, pas du tout abîmées par le travail… des yeux qui ne sont pas dans vos poches… Il pourrait vous arriver des choses heureuses… On ne sait pas toutes les choses heureuses qui pourraient vous arriver… avec de la conduite…
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