Kimberly se tut quelques instants… puis, durant que l’émotion, autour de la table, étranglait les gorges et serrait les cœurs:
– Voici pourquoi, acheva-t-il, j’ai trempé la pointe de mon couteau d’or dans les confitures que préparèrent les vierges canaques, en l’honneur de fiançailles telles que notre siècle, ignorant de la beauté, n’en connut jamais de si magnifiques.
Le dîner était terminé… On se leva de table dans un silence religieux, mais tout plein de frémissements… Au salon, Kimberly fut très entouré, très félicité… Tous les regards des femmes convergeaient, rayonnaient vers sa face peinte, et lui faisaient comme un halo d’extases…
– Ah! je voudrais tellement avoir mon portrait par Frédéric-Ossian Pinggleton… s’écria fervemment M mede Rambure… Je donnerais tout pour un tel bonheur…
– Hélas! Madame, répondit Kimberly… depuis cet événement douloureux et sublime que j’ai conté, il est arrivé que Frédéric-Ossian Pinggleton ne veut plus, si charmants qu’ils soient – peindre des visages humains… il ne peint que des âmes…
– Comme il a raison!… J’aimerais tellement être peinte, en âme!…
– De quel sexe? demanda, sur un ton légèrement sarcastique, Maurice Fernancourt, visiblement jaloux du succès de Kimberly.
Celui-ci dit simplement:
– Les âmes n’ont pas de sexe, mon cher Maurice… Elles ont…
– Du poil… aux pattes… chuchota Victor Charrigaud, très bas, de façon à n’être entendu que du romancier psychologue à qui il offrait, en ce moment, un cigare…
Et l’entraînant dans le fumoir:
– Ah! mon vieux! souffla-t-il… je voudrais pouvoir crier des ordures… à pleins poumons, devant tous ces gens-là… J’en ai assez de leurs âmes, de leurs amours verts et pervers, de leurs confitures magiques… Oui, oui… dire des grossièretés, se barbouiller de bonne boue bien fétide et bien noire, pendant un quart d’heure, ah! comme ce serait exquis… et reposant… Et comme cela me soulagerait de tous ces lys nauséeux qu’ils m’ont mis dans le cœur!… Et toi?…
Mais la secousse avait été trop forte et l’impression restait du récit de Kimberly… On ne pouvait plus s’intéresser aux choses vulgaires, terrestres… aux discussions mondaines, esthétiques, passionnelles… Le vicomte Lahyrais lui-même, clubman, sportsman, joueur et tricheur, sentait qu’il lui poussait partout des ailes. Chacun avait besoin de recueillement, de solitude, de prolonger le rêve ou de le réaliser… En dépit des efforts de Kimberly qui allait de l’une à l’autre, demandant: «Avez-vous bu du lait de martre zibeline?… ah! buvez du lait de martre zibeline… c’est tellement ravissant!» la conversation ne put être reprise… si bien que l’un après l’autre, les invités s’excusèrent, s’esquivèrent. À onze heures, tout le monde était parti.
Quand ils se retrouvèrent, en face l’un de l’autre, seuls, Monsieur et Madame se regardèrent longtemps, fixement, hostilement, avant d’échanger leurs impressions.
– Pour un joli ratage, tu sais… c’est un joli ratage… exprima Monsieur.
– C’est de ta faute… reprocha aigrement Madame…
– Ah! elle est bonne celle-là…
– Oui, de ta faute… Tu ne t’es occupé de rien… tu n’as fait que rouler de sales boulettes de pain, entre tes gros doigts. On ne pouvait pas te tirer une parole… Ce que tu étais ridicule!… C’est honteux…
– Eh bien, je te conseille de parler… riposta Monsieur… Et ta toilette verte… et tes sourires… et tes gaffes avec Sartorys… C’est moi, peut-être?… Moi aussi, sans doute qui raconte la douleur de Pinggleton… moi qui mange des confitures canaques, moi qui peins des âmes… moi qui suis pédéraste et lilial?…
– Tu n’es même pas capable de l’être!… cria Madame, au comble de l’exaspération…
Ils s’injurièrent longtemps. Et Madame, après avoir rangé l’argenterie et les bouteilles entamées, dans le buffet, prit le parti de se retirer en sa chambre, où elle s’enferma.
Monsieur continua de rôder à travers l’hôtel dans un état d’agitation extrême… Tout d’un coup, m’ayant aperçue dans la salle à manger où je remettais un peu d’ordre, il vint à moi… et me prenant par la taille:
– Célestine, me dit-il… veux-tu être bien gentille avec moi?… Veux-tu me faire un grand, grand plaisir?
– Oui, Monsieur…
– Eh bien, mon enfant, crie-moi, en pleine figure, dix fois, vingt fois, cent fois: «Merde!»
– Ah! Monsieur!… quelle drôle d’idée!… Je n’oserai jamais…
– Ose, Célestine… ose, je t’en supplie!…
Et quand j’eus fait, au milieu de nos rires, ce qu’il me demandait:
– Ah! Célestine, tu ne sais pas le bien, tu ne sais pas la joie immense que tu me procures… Et puis, voir une femme qui ne soit pas une âme… toucher une femme qui ne soit pas un lys!… Embrasse-moi…
Si je m’attendais à celle-là, par exemple!…
Mais, le lendemain, lorsqu’ils lurent dans le Figaro un article où l’on célébrait pompeusement leur dîner, leur élégance, leur goût, leur esprit, leurs relations, ils oublièrent tout, et ne parlèrent plus que de leur grand succès. Et leur âme appareilla vers de plus illustres conquêtes et de plus somptueux snobismes.
– Quelle femme charmante que la comtesse Fergus!… dit Madame, au déjeuner, en finissant les restes.
– Et quelle âme!… appuya Monsieur…
– Et Kimberly… Crois-tu?… en voilà un causeur épatant… et si exquis de manières!…
– On a tort de le blaguer… Après tout, son vice ne regarde personne… nous n’avons rien à y voir…
– Bien sûr…
Indulgente, elle ajouta:
– Ah! s’il fallait éplucher tout le monde!
Et, toute la journée, dans la lingerie, je me suis amusée à évoquer les histoires drôles de cette maison… et la fureur de réclame qui, depuis ce jour-là, prit Madame jusqu’à se prostituer à tous les sales journalistes qui lui promettaient un article sur les livres de son mari, ou un mot sur ses toilettes et sur son salon… et la complaisance de Monsieur qui n’ignorait rien de ces turpitudes et laissait faire. Avec un cynisme admirable, il disait: «C’est toujours moins cher qu’au bureau.» Monsieur, de son côté, était tombé au plus bas degré de l’inconscience et de la vileté. Il appelait cela de la politique de salon, et de la diplomatie mondaine.
Je vais écrire à Paris pour qu’on m’envoie le nouveau volume de mon ancien maître. Mais ce qu’il doit être moche dans le fond!
10 novembre.
Maintenant, il n’est plus question de la petite Claire. Ainsi qu’on l’avait prévu, l’affaire est abandonnée. La forêt de Raillon et Joseph garderont donc leur secret, éternellement. De celle qui fut une pauvre petite créature humaine, il ne sera pas plus parlé désormais que du cadavre d’un merle, mort, sous le fourré, dans le bois. Comme si rien ne s’était passé, le père continue de casser ses cailloux sur la route, et la ville, un instant remuée, émoustillée par ce crime, reprend son aspect coutumier… un aspect plus morne encore, à cause de l’hiver. Le froid très vif claquemure davantage les gens dans leurs maisons. C’est à peine si, derrière les vitres gelées, on entrevoit leurs faces pâles et sommeillantes, et dans les rues on ne rencontre guère que des vagabonds en loques et des chiens frileux.
Madame m’a envoyée en course, chez le boucher, et j’ai pris les chiens avec moi… Pendant que je suis là, une vieille entre timidement dans la boutique et demande de la viande, «un peu de viande, pour faire un peu de bouillon, au fils qui est malade». Le boucher choisit, parmi des débris entassés dans une large bassine de cuivre, un sale morceau, moitié os, moitié graisse, et l’ayant pesé vivement:
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