Comme ils me trouvaient jolie et fort élégante à voir, mes maîtres m’avaient distribué aussi un rôle important dans cette comédie… Je devais d’abord présider le vestiaire et, ensuite, aider ou plutôt surveiller les quatre maîtres d’hôtel, quatre grands lascars, à favoris immenses, choisis dans plusieurs bureaux de placement, pour servir cet extraordinaire dîner.
D’abord, tout alla bien… Il y eut cependant une alerte. À neuf heures moins un quart, la comtesse Fergus n’était pas encore arrivée. Si elle avait changé d’idée et résolu, au dernier moment, de ne pas venir? Quelle humiliation!… Quel désastre!… Les Charrigaud faisaient des têtes consternées. Joseph Brigard les rassura. C’était le jour où la comtesse présidait son œuvre admirable des «Bouts de cigares pour les armées de terre et de mer». Les séances, parfois, finissaient très tard…
– Quelle femme charmante!… s’extasiait M meCharrigaud, comme si cet éloge eût le pouvoir magique d’accélérer la venue de «cette sale comtesse» que, dans le fond de son âme, elle maudissait.
– Et quel cerveau!… surenchérissait Charrigaud, en proie au même sentiment… L’autre jour, chez les Rothschild, j’ai eu cette sensation qu’il fallait remonter au siècle dernier pour retrouver une si parfaite grâce, et une telle supériorité…
– Et encore! surabondait Joseph Brigard… Voyez-vous, mon cher monsieur Charrigaud, dans les sociétés égalitaires et démocratiques…
Il allait débiter un de ces discours mi-galants, mi-sociologiques qu’il aimait à colporter de salon en salon, lorsque la comtesse Fergus entra, imposante, majestueuse, dans une toilette noire brodée de jais et d’acier qui faisait valoir la blancheur grasse et la molle beauté de ses épaules. Et ce fut dans un murmure, dans un chuchotement d’admiration que l’on gagna cérémonieusement la salle à manger…
Le commencement du dîner fut assez froid. Malgré son succès, peut-être même à cause de son succès, la comtesse Fergus se montra un peu hautaine, du moins trop réservée. Il semblait qu’elle affectât d’avoir condescendu jusqu’à honorer de sa présence l’humble maison de «ces petites gens». Charrigaud crut remarquer qu’elle examinait avec une moue discrètement, mais visiblement méprisante, l’argenterie louée, la décoration de la table, la toilette verte de M meCharrigaud, les quatre maîtres d’hôtel, dont les favoris trop longs trempaient dans les plats. Il en conçut de vagues terreurs et des doutes angoissants sur la bonne tenue de sa table et de sa femme. Ce fut une minute horrible!…
Après quelques répliques banales et pénibles, échangées à propos de futiles actualités, la conversation se généralisa, peu à peu, et, finalement, s’établit sur ce que doit être la correction dans la vie mondaine.
Tous ces pauvres diables et diablesses, tous ces pauvres bougres et bougresses, oubliant leurs propres irrégularités sociales, se montrèrent d’une sévérité étrangement implacable envers les personnes chez qui il était permis de soupçonner, non pas même des tares ou des taches, mais seulement un manquement ancien à la soumission, au respect des lois mondaines, les seules qui doivent être obéies. Vivant, en quelque sorte, hors leur idéal social, rejetés, pour ainsi dire, en marge de cette existence dont ils honoraient, comme une religion, la correction et la régularité perdues, ils s’imaginaient, sans doute, y rentrer en en chassant les autres. Le comique de cela était vraiment intense et savoureux. De l’univers ils firent deux grandes parts: d’un côté, ce qui est régulier; de l’autre, ce qui ne l’est pas; ici, les gens que l’on peut recevoir; là, les gens que l’on ne peut pas recevoir… Et ces deux grandes parts devinrent bientôt des morceaux et les morceaux de menues tranches, lesquelles se subdivisèrent à l’infini. Il y avait ceux chez qui l’on peut dîner, et aussi chez qui l’on peut aller, seulement, en soirée… Ceux chez qui l’on ne peut dîner et où l’on peut aller en soirée. Ceux que l’on peut recevoir à sa table et ceux à qui l’on ne permet – et encore dans de certaines circonstances, parfaitement déterminées – que l’entrée de son salon… Il y avait aussi ceux chez qui l’on ne peut dîner et qu’on ne doit pas recevoir chez soi, et ceux que l’on peut recevoir chez soi et chez qui l’on ne peut dîner… ceux que l’on peut recevoir à déjeuner et jamais à dîner; et ceux chez qui l’on peut dîner à la campagne, et jamais à Paris, etc. Tout cela appuyé d’exemples démonstratifs et péremptoires, illustré de noms connus…
– La nuance… disait le vicomte Lahyrais, sportsman, clubman, joueur et tricheur… Tout est là… C’est par la stricte observance de la nuance qu’un homme est vraiment du monde ou qu’il n’en est pas…
Jamais, je crois, je n’ai entendu des choses si tristes. En les écoutant, j’avais véritablement pitié de ces malheureux.
Charrigaud ne mangeait point, ne buvait point, ne disait rien. Bien qu’il ne fût guère à la conversation, il en sentait, tout de même, comme un poids sur son crâne, la sottise énorme et sinistre. Impatient, fiévreux, très pâle, il surveillait le service, cherchait à surprendre, sur le visage de ses invités, des impressions favorables ou ironiques, et, machinalement, avec des mouvements de plus en plus accélérés, il roulait, malgré les avertissements de sa femme, de grosses boulettes de mie de pain entre ses doigts. Aux questions qu’on lui adressait, il répondait d’une voix effarée, distraite, lointaine:
– Certainement… certainement… certainement…
En face de lui, très raide dans sa robe verte, où rutilaient des perles d’acier vert, d’un éclat phosphorique, une aigrette de plumes rouges dans les cheveux, M meCharrigaud se penchait à droite, se penchait à gauche, et souriait, sans jamais une parole, d’un sourire si éternellement immobile qu’il semblait peint sur ses lèvres.
– Quelle grue! se disait Charrigaud… quelle femme stupide et ridicule!… Et quelle toilette de chienlit! À cause d’elle, demain, nous serons la risée de tout Paris…
Et, de son côté, M meCharrigaud, sous l’immobilité de son sourire, songeait:
– Quel idiot, ce Victor!… En a-t-il une mauvaise tenue!… Et on nous arrangera, demain, avec ses boulettes…
La discussion mondaine épuisée, on en vint, après une courte digression sur l’amour, à parler bibelots anciens. C’est là où triomphait toujours le jeune Lucien Sartorys, qui en possédait d’admirables. Il avait la réputation d’être un collectionneur très habile, très heureux. Ses vitrines étaient célèbres.
– Mais où trouvez-vous toutes ces merveilles?… demanda M mede Rambure…
– À Versailles… répondit Sartorys, chez de poétiques douairières et de sentimentales chanoinesses. On n’imagine pas ce qu’il y a de trésors cachés chez ces vieilles dames.
M mede Rambure insista:
– Pour les décider à vous les vendre, que leur faites-vous donc?
Cynique et joli, cambrant son buste mince, il répliqua, avec le visible désir d’étonner:
– Je leur fais la cour… et, ensuite, je me livre sur elles à des pratiques anti-naturelles.
On se récria sur l’audace du propos, mais comme on pardonnait tout à Sartorys, chacun prit le parti d’en rire.
– Qu’appelez-vous des pratiques anti-naturelles?… interrogea, sur un ton dont l’ironie s’aggravait d’une intention polissonne, un peu lourde, la baronne Gogsthein, qui se plaisait aux situations scabreuses.
Mais, sur un regard de Kimberly, Lucien Sartorys s’était tu… Ce fut Maurice Fernancourt qui, se penchant sur la baronne, dit gravement:
– Cela dépend de quel côté Sartorys place la nature…
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