Comme l’avait dit M. Georges, c’est vrai, je ne tenais pas en place… et je m’agitais, je m’agitais… afin d’inventer quelque chose qui occupât son esprit… Naturellement, je ne trouvais rien… et mon agitation ne calmait pas celle du malade…
– Pourquoi t’agiter ainsi?… Pourquoi t’énerver ainsi?… Reste auprès de moi…
Je lui avais demandé:
– Est-ce que vous n’aimeriez pas être sur ces petites barques, là-bas?… Moi, si!…
– Ne parle donc pas pour parler… À quoi bon dire des choses inutiles… Reste auprès de moi.
À peine assise près de lui, et la vue de la mer lui devenant tout à coup insupportable, il m’avait demandé de baisser le store de la baie…
– Ce faux jour m’exaspère… cette mer est horrible… Je ne veux pas la voir… Tout est horrible, aujourd’hui. Je ne veux rien voir, je ne veux voir que toi…
Doucement, je l’avais grondé.
– Ah! monsieur Georges, vous n’êtes pas sage… Ça n’est pas bien… Et si votre grand’mère venait, et qu’elle vous vît en cet état… vous la feriez encore pleurer!…
S’étant soulevé un peu sur les coussins:
– D’abord, pourquoi m’appelles-tu «monsieur Georges»?… Tu sais que cela me déplaît…
– Je ne peux pourtant pas vous appeler «monsieur Gaston»!
– Appelle-moi «Georges» tout court… méchante…
– Ça, je ne pourrais pas… je ne pourrais jamais!
Alors il avait soupiré.
– Est-ce curieux!… Tu es donc toujours une pauvre petite esclave?
Puis il s’était tu… Et le reste de la journée s’était écoulé, moitié dans l’énervement, moitié dans le silence, qui était aussi un énervement, et plus pénible…
Après le dîner, le soir, l’orage enfin éclata. Le vent se mit à souffler avec violence, la mer à battre la digue avec un grand bruit sourd… M. Georges ne voulut pas se coucher… Il sentait qu’il lui serait impossible de dormir, et c’est si long, dans un lit, les nuits sans sommeil!… Lui, sur la chaise longue, moi, assise près d’une petite table sur laquelle brûlait, voilée d’un abat-jour, une lampe qui répandait autour de nous une clarté rose et très douce, nous ne disions rien… Quoique ses yeux fussent plus brillants que de coutume, M. Georges semblait plus calme… et le reflet rose de la lampe avivait son teint, dessinait, dans de la lumière, les traits de sa figure fine et charmante… Moi, je travaillais à un ouvrage de couture.
Tout à coup, il me dit:
– Laisse un peu ton ouvrage, Célestine… et viens près de moi…
J’obéissais toujours à ses désirs, à ses caprices… Il avait des effusions, des enthousiasmes d’amitié que j’attribuais à la reconnaissance… J’obéis comme les autres fois.
– Plus près de moi… encore plus près… fit-il.
Puis:
– Donne-moi ta main, maintenant…
Sans la moindre défiance, je lui laissai prendre ma main qu’il caressa:
– Comme ta main est jolie!… Et comme tes yeux sont jolis!… Et comme tu es jolie, toute… toute… toute!…
Souvent, il m’avait parlé de ma bonté… jamais il ne m’avait dit que j’étais jolie – du moins, jamais il ne me l’avait dit avec cet air-là… Surprise et, dans le fond, charmée de ces paroles qu’il débitait d’une voix un peu haletante et grave, instinctivement je me reculai:
– Non… non… ne t’en va pas… Reste près de moi… tout près… Tu ne peux pas savoir comme cela me fait du bien que tu sois près de moi… comme cela me réchauffe… Tu vois… je ne suis plus nerveux, agité… je ne suis plus malade… je suis content… je suis heureux… très… très heureux…
Et m’ayant enlacé la taille, chastement, il m’obligea de m’asseoir près de lui, sur la chaise longue… Et il me demanda:
– Est-ce que tu es mal ainsi?
Je n’étais point rassurée. Il y avait dans ses yeux un feu plus ardent… Sa voix tremblait davantage… de ce tremblement que je connais – ah oui! que je connais! – ce tremblement que donne aux voix de tous les hommes, le désir violent d’aimer… J’étais très émue, très lâche… et la tête me tournait un peu… Mais, bien résolue à me défendre de lui, et surtout à le défendre énergiquement contre lui-même, je répondis d’un air gamin:
– Oui, monsieur Georges, je suis très mal… Laissez-moi me relever…
Son bras ne quittait pas ma taille.
– Non… non… je t’en prie!… Sois gentille…
Et sur un ton, dont je ne saurais rendre la douceur câline, il ajouta:
– Tu es toute craintive… Et de quoi donc as-tu peur?
En même temps, il approcha son visage du mien… et je sentis son haleine chaude… qui m’apportait une odeur fade… quelque chose comme un encens de la mort…
Le cœur saisi par une inexprimable angoisse, je criai:
– Monsieur Georges! Ah! monsieur Georges!… Laissez-moi… Vous allez vous rendre malade… Je vous en supplie!… laissez-moi…
Je n’osais pas me débattre à cause de sa faiblesse, par respect pour la fragilité de ses membres… J’essayai seulement – avec quelles précautions! – d’éloigner sa main qui, gauche, timide, frissonnante, cherchait à dégrafer mon corsage, à palper mes seins… Et je répétais:
– Laissez-moi!… C’est très mal ce que vous faites-là, monsieur Georges… Laissez-moi…
Son effort pour me maintenir contre lui l’avait fatigué… L’étreinte de ses bras ne tarda pas à faiblir. Durant quelques secondes, il respira plus difficilement… puis une toux sèche lui secoua la poitrine…
– Ah! vous voyez bien, monsieur Georges… lui dis-je, avec toute la douceur d’un reproche maternel… Vous vous rendez malade à plaisir… vous ne voulez rien écouter… et il va falloir tout recommencer… Vous serez bien avancé, après… Soyez sage, je vous en prie! Et si vous étiez bien gentil, savez-vous ce que vous feriez?… Vous vous coucheriez tout de suite…
Il retira sa main qui m’enlaçait, s’allongea sur la chaise longue, et, tandis que je replaçais sous sa tête les coussins qui avaient glissé, très triste, il soupira:
– Après tout… c’est juste… Je te demande pardon…
– Vous n’avez pas à me demander pardon, monsieur Georges… vous avez à être calme…
– Oui… oui!… fit-il, en regardant le point du plafond où la lampe faisait un rond de mouvante lumière… J’étais un peu fou… d’avoir songé, un instant, que tu pouvais m’aimer… moi qui n’ai jamais eu d’amour… moi qui n’ai jamais eu rien… que de la souffrance… Pourquoi m’aimerais-tu?… Cela me guérissait de t’aimer… Depuis que tu es là, près de moi et que je te désire… depuis que tu es là, avec ta jeunesse… ta fraîcheur… et tes yeux… et tes mains… tes petites mains tout en soie, dont les soins sont des caresses si douces… et que je ne rêve que de toi… je sens en moi, dans mon âme et dans mon corps, des vigueurs nouvelles… toute une vie inconnue bouillonner… C’est-à-dire, je sentais cela… car, maintenant… Enfin, qu’est-ce que tu veux?… J’étais fou!… Et toi… toi… c’est juste…
J’étais très embarrassée. Je ne savais que dire; je ne savais que faire… Des sentiments puissants et contraires me tiraillaient dans tous les sens… Un élan me précipitait vers lui… un devoir sacré m’en éloignait… Et niaisement, parce que je n’étais pas sincère, parce que je ne pouvais pas être sincère dans une lutte où combattaient avec une égale force ces désirs et ce devoir, je balbutiais:
– Monsieur Georges, soyez sage… Ne pensez pas à ces vilaines choses-là… Cela vous fait du mal… Voyons, monsieur Georges… soyez bien gentil…
Mais, il répétait:
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