Avec une foi robuste dans ma puissance de guérison, je disais, je criais à la pauvre grand’mère, qui ne cessait de se désespérer et souvent, dans le salon voisin, passait ses journées à pleurer:
– Ne pleurez plus, Madame… Nous le sauverons… Je vous jure que nous le sauverons…
De fait, au bout de quinze jours, M. Georges se trouva beaucoup mieux. Un grand changement s’opérait dans son état… Les crises de toux diminuaient, s’espaçaient; le sommeil et l’appétit se régularisaient… Il n’avait plus, la nuit, ces sueurs abondantes et terribles, qui le laissaient, au matin, haletant et brisé… Ses forces revenaient au point que nous pouvions faire de longues courses en voiture, et de petites promenades à pied, sans trop de fatigue… C’était, en quelque sorte, une résurrection… Comme le temps était très beau, l’air très chaud, mais tempéré par la brise de mer, les jours que nous ne sortions pas, nous en passions la plus grande partie, à l’abri des tentes, sur la terrasse de la villa, attendant l’heure du bain, «de la trempette dans la mer», ainsi que le disait, gaîment, M. Georges… Car il était gai, toujours gai, et jamais il ne parlait de son mal… jamais il ne parlait de la mort. Je crois bien que, durant ces jours-là, jamais il ne prononça ce mot terrible de mort… En revanche, il s’amusait beaucoup de mon bavardage, le provoquait, au besoin, et moi, confiante en ses yeux, rassurée par son cœur, entraînée par son indulgence et sa gentillesse, je lui disais tout ce qui me traversait l’esprit, farces, folies et chansons… Ma petite enfance, mes petits désirs, mes petits malheurs, et mes rêves, et mes révoltes, et mes diverses stations chez des maîtres cocasses ou infâmes, je lui racontais tout sans trop masquer la vérité car, si jeune qu’il fût, si séparé du monde, si enfermé qu’il eût toujours été, par une prescience, par une divination merveilleuse qu’ont les malades, il comprenait tout, de la vie… Une vraie amitié, que facilita sûrement son caractère et que souhaita sa solitude, et, surtout, que les soins intimes et constants dont je réjouissais sa pauvre chair moribonde amenèrent pour ainsi dire automatiquement, s’était établie entre nous… J’en fus heureuse au delà de ce que je puis exprimer, et j’y gagnai de dégrossir mon esprit au contact incessant du sien.
M. Georges adorait les vers… Des heures entières, sur la terrasse, au chant de la mer, ou bien, le soir, dans sa chambre, il me demandait de lui lire des poèmes de Victor Hugo, de Baudelaire, de Verlaine, de Maeterlinck. Souvent, il fermait les yeux, restait immobile, les mains croisées sur sa poitrine, et croyant qu’il s’était endormi, je me taisais… Mais il souriait et il me disait:
– Continue, petite… Je ne dors pas… J’entends mieux ainsi ces vers… j’entends mieux ainsi ta voix… Et ta voix est charmante…
Parfois, c’est lui qui m’interrompait. Après s’être recueilli, il récitait lentement, en prolongeant les rythmes, les vers qui l’avaient le plus enthousiasmé, et il cherchait – ah! que je l’aimais de cela! – à m’en faire comprendre, à m’en faire sentir la beauté…
Un jour il me dit… et j’ai gardé ces paroles comme une relique:
– Ce qu’il y a de sublime, vois-tu, dans les vers, c’est qu’il n’est point besoin d’être un savant pour les comprendre et pour les aimer… au contraire… Les savants ne les comprennent pas et, la plupart du temps, ils les méprisent, parce qu’ils ont trop d’orgueil… Pour aimer les vers, il suffit d’avoir une âme… une petite âme toute nue, comme une fleur… Les poètes parlent aux âmes des simples, des tristes, des malades… Et c’est en cela qu’ils sont éternels… Sais-tu bien que, lorsqu’on a de la sensibilité, on est toujours un peu poète?… Et toi-même, petite Célestine, souvent tu m’as dit des choses qui sont belles comme des vers…
– Oh!… monsieur Georges… vous vous moquez de moi…
– Mais non!… Et tu n’en sais rien que tu m’as dit ces choses belles… Et c’est ce qui est délicieux…
Ce furent pour moi des heures uniques; quoi qu’il arrive de la destinée, elles chanteront dans mon cœur, tant que je vivrai… J’éprouvai cette sensation, indiciblement douce, de redevenir un être nouveau, d’assister, pour ainsi dire, de minute en minute, à la révélation de quelque chose d’inconnu de moi et qui, pourtant, était moi… Et, aujourd’hui, malgré de pires déchéances, toute reconquise que je sois par ce qu’il y a en moi de mauvais et d’exaspéré, si j’ai conservé ce goût passionné pour la lecture, et, parfois, cet élan vers des choses supérieures à mon milieu social et à moi-même, si, tâchant à reprendre confiance en la spontanéité de ma nature, j’ai osé, moi, ignorante de tout, écrire ce journal, c’est à M. Georges que je le dois…
Ah oui!… je fus heureuse… heureuse surtout de voir le gentil malade renaître peu à peu… ses chairs se regonfler et refleurir son visage, sous la poussée d’une sève neuve… heureuse de la joie, et des espérances, et des certitudes que la rapidité de cette résurrection donnait à toute la maison, dont j’étais, maintenant, la reine et la fée… On m’attribuait, on attribuait à l’intelligence de mes soins, à la vigilance de mon dévouement et, plus encore peut-être, à ma constante gaieté, à ma jeunesse pleine d’enchantements, à ma surprenante influence sur M. Georges, ce miracle incomparable… Et la pauvre grand’mère me remerciait, me comblait de reconnaissance et de bénédictions, et de cadeaux… comme une nourrice à qui l’on a confié un baby presque mort et qui, de son lait pur et sain, lui refait des organes… un sourire… une vie.
Quelquefois, oublieuse de son rang, elle me prenait les mains, les caressait, les embrassait, et, avec des larmes de bonheur, elle me disait:
– Je savais bien… moi… quand je vous ai vue… je savais bien!…
Et déjà des projets… des voyages au soleil… des campagnes pleines de roses!
– Vous ne nous quitterez plus jamais… plus jamais, mon enfant.
Son enthousiasme me gênait souvent… mais j’avais fini par croire que je le méritais… Si, comme bien d’autres l’eussent fait à ma place, j’avais voulu abuser de sa générosité… Ah! malheur!…
Et ce qui devait arriver arriva.
Cette journée-là, le temps avait été très chaud, très lourd, très orageux. Au-dessus de la mer plombée et toute plate, le ciel roulait des nuages étouffants, de gros nuages roux, où la tempête ne pouvait éclater. M. Georges n’était pas sorti, même sur la terrasse, et nous étions restés dans sa chambre. Plus nerveux que d’habitude, d’une nervosité due sans doute aux influences électriques de l’atmosphère, il avait même refusé que je lui lise des vers.
– Cela me fatiguerait… disait-il… Et, d’ailleurs, je sens que tu les lirais très mal, aujourd’hui.
Il était allé dans le salon, où il avait essayé de jouer un peu de piano. Le piano l’ayant agacé, tout de suite il était revenu dans la chambre où il avait cru se distraire, un instant, en crayonnant, d’après moi, quelques silhouettes de femmes… Mais il n’avait pas tardé à abandonner papier et crayons, en maugréant avec un peu d’impatience.
– Je ne peux pas… je ne suis pas en train… Ma main tremble… Je ne sais ce que j’ai… Et toi aussi, tu as je ne sais quoi… Tu ne tiens pas en place…
Finalement, il s’était étendu sur sa chaise longue, près de la grande baie par où l’on découvrait un immense espace de mer… Des barques de pêche, au loin, fuyant l’orage toujours menaçant, rentraient au port de Trouville… D’un regard distrait, il suivait leurs manœuvres et leurs voilures grises…
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