– Mon père s’appelait Nicolas Lvovitch.
– Lvovitch, rectifia le général sans hâte et avec l’assurance parfaite d’un homme qui n’a pas été trahi par sa mémoire mais auquel la langue a fourché. Il s’assit et, saisissant le prince par le bras, lui fit prendre place à côté de lui.
– Je vous ai porté sur mes bras, ajouta-t-il.
– Est-ce possible? demanda le prince. Il y a déjà vingt ans que mon père est mort.
– C’est cela: vingt ans, vingt ans et trois mois. Nous avons fait nos études ensemble; dès que j’ai eu terminé les miennes, je suis entré dans l’armée…
– Mon père aussi a servi dans l’armée. Il a été sous-lieutenant au régiment Vassilievski.
– Au régiment Biélomirski. Son transfert dans ce régiment a eu lieu presque à la veille de sa mort. J’ai assisté à ses derniers moments et l’ai béni pour l’éternité. Votre mère…
Le général s’interrompit comme accablé sous un triste souvenir.
– Ma mère est morte six mois après, fit le prince. Elle a succombé à un refroidissement.
– Non: elle n’est pas morte d’un refroidissement; croyez-en un vieillard. J’étais là et l’ai mise en terre, elle aussi. Ce n’est pas un refroidissement, c’est le chagrin d’avoir perdu son prince qui l’a tuée. Oui, mon cher, j’ai gardé également le souvenir de la princesse. Ah! les jeunes gens! Bien qu’amis d’enfance, nous avons failli, le prince et moi, nous entre-tuer à cause d’elle.
Le prince commençait à écouter ces propos avec une certaine incrédulité.
– J’étais passionnément épris de votre mère quand elle n’était que fiancée, – fiancée à mon ami. Celui-ci s’en aperçut et ce fut pour lui un coup terrible. Un matin, entre six et sept, il vient me réveiller. Fort surpris, je passe mes vêtements. Silence de part et d’autre; j’ai tout compris. Il sort de ses poches deux pistolets. Nous tirerons séparés par un mouchoir. Pas de témoins. À quoi bon des témoins quand, en l’espace de cinq minutes, on va s’entr’expédier dans l’éternité? Nous chargeons les pistolets, nous étendons le mouchoir et nous nous mettons en position, chacun fixant le visage et appuyant son arme sur le cœur de l’autre. Soudain les larmes jaillissent de nos yeux et nos mains se mettent à trembler. À lui comme à moi, et au même moment. Naturellement nous tombons dans les bras l’un de l’autre et entre nous s’engage alors une lutte de générosité. «Elle est à toi», s’écrie le prince. «Elle est à toi», lui dis-je. Bref, en un mot… vous voilà installé chez nous?
– Oui, pour un certain temps peut-être, répondit le prince dans une sorte de bégaiement.
– Prince, maman vous prie de passer chez elle, cria Kolia après avoir jeté un coup d’œil dans la chambre.
Le prince se leva pour s’en aller, mais le général lui posa la main droite sur l’épaule et le fit aimablement rasseoir sur le divan.
– À titre de véritable ami de votre père, dit-il, je tiens à vous prévenir. Comme vous le voyez vous-même, j’ai été victime d’une catastrophe tragique, mais sans qu’il y ait eu jugement. Oui, sans jugement. Nina Alexandrovna est une femme comme on en voit peu. Barbe Ardalionovna, ma fille, est une demoiselle comme on en voit peu. Les circonstances nous obligent à louer des chambres… c’est une déchéance inouïe. Moi qui étais sur le point de passer gouverneur général!… Nous n’en sommes pas moins toujours aises de vous voir, bien qu’une tragédie se déroule sous notre toit.
Le prince, dont la curiosité était grandement excitée, le regarda d’un air interrogateur.
– Il se prépare ici un mariage, mais un mariage peu ordinaire. Un mariage entre une femme équivoque et un jeune homme qui pourrait être gentilhomme de la chambre. On veut installer cette personne sous le même toit que ma femme et ma fille. Mais tant que je vivrai, cela ne se fera point. Je me coucherai devant la porte et il lui faudra passer sur mon corps!… Je n’adresse presque plus la parole à Gania; j’évite même de le rencontrer. C’est à dessein que je vous préviens. D’ailleurs, si vous logez chez nous, vous serez témoin de choses qui rendront cet avertissement superflu. Mais vous êtes le fils de mon ami et j’ai le droit d’espérer…
– Prince, faites-moi le plaisir de passer chez moi, au salon, demanda Nina Alexandrovna apparaissant elle-même à la porte.
– Imagine-toi, ma chère, s’exclama le général, que j’ai bercé le prince dans mes bras quand il était enfant!
Nina Alexandrovna lança au général un regard réprobateur puis interrogea des yeux le prince Muichkine, mais sans proférer une parole. Ce dernier la suivit. Arrivés au salon, ils s’assirent et Nina Alexandrovna se mit à lui donner à mi-voix des explications précipitées. Mais à peine avait-elle commencé que le général fit irruption dans la pièce. Elle se tut sur-le-champ et, visiblement dépitée, se pencha sur son ouvrage. Le général dut remarquer ce dépit; il n’en cria pas moins à sa femme sur le ton de la meilleure humeur:
– Le fils de mon ami! Quelle rencontre inattendue! Depuis longtemps j’avais cessé de la croire possible. Se peut-il, ma chère, que tu ne te souviennes pas de feu Nicolas Lvovitch? Tu l’as encore revu… à Tver, n’est-ce pas?
– Je ne me souviens pas de Nicolas Lvovitch. C’était votre père? demanda-t-elle au prince.
– Oui. Mais je crois qu’il est mort à Elisabethgrad et non à Tver, fit timidement observer le prince au général. C’est ce que m’a dit Pavlistchev…
– Non, c’est à Tver, réitéra le général. Il a été transféré dans cette ville un peu avant sa mort, et même avant la phase aiguë de sa maladie. Vous étiez alors trop petit pour avoir gardé le souvenir du transfert ou du voyage. Quant à Pavlistchev, tout en étant le meilleur des hommes, il a pu se tromper.
– Vous avez également connu Pavlistchev?
– C’était un homme d’un rare mérite, mais moi, j’ai été témoin oculaire. J’ai béni votre père sur son lit de mort…
– Mon père allait passer en justice au moment où il est mort, fit de nouveau observer le prince, bien que je n’aie jamais pu connaître l’inculpation qui pesait sur lui. Il est mort à l’hôpital.
– Oh! c’était pour l’affaire du soldat Kolpakov. Sans aucun doute il aurait été acquitté.
– Vraiment? Vous êtes positivement au courant de cette affaire? demanda le prince dont la curiosité parut piquée au vif.
– Je crois bien! s’écria le général. Le tribunal a dû lever la séance sans avoir rendu de jugement. C’était une affaire impossible, une affaire mystérieuse, peut-on même dire. Le capitaine en second Larionov meurt étant commandant de compagnie. Ses fonctions sont confiées par intérim au prince. Bien. Là-dessus un soldat du nom de Kolpakov vole du cuir de botte à un de ses camarades. Il le vend et boit l’argent. Bien. Le prince réprimande vertement Kolpakov et le menace des verges; notez que la scène a lieu en présence du sergent-major et du caporal. Très bien. Kolpakov va au quartier, s’étend sur un lit de camp et meurt un quart d’heure plus tard. De mieux en mieux; mais le cas est singulier, presque inexplicable. N’importe: on enterre Kolpakov, le prince fait son rapport, sur le vu duquel le défunt est rayé des contrôles. Tout cela est parfait, n’est-ce pas? Mais voici que six mois plus tard, on passe la brigade en revue et, comme si de rien n’était, le soldat Kolpakov fait sa réapparition à la 3 ecompagnie du 2 ebataillon du régiment d’infanterie de Novozemliansk, qui appartient à la même brigade et à la même division!
– Comment cela? s’exclama le prince au comble de la stupeur.
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