Gringoire se tut, attendant l’effet de sa harangue sur la jeune fille. Elle avait les yeux fixés à terre.
« Phœbus », disait-elle à mi-voix. Puis se tournant vers le poète: « Phœbus , qu’est-ce que cela veut dire?
Gringoire, sans trop comprendre quel rapport il pouvait y avoir entre son allocution et cette question, ne fut pas fâché de faire briller son érudition. Il répondit en se rengorgeant:
« C’est un mot latin qui veut dire soleil .
– Soleil! reprit-elle.
– C’est le nom d’un très bel archer, qui était dieu, ajouta Gringoire.
– Dieu! » répéta l’égyptienne. Et il y avait dans son accent quelque chose de pensif et de passionné.
En ce moment, un de ses bracelets se détacha et tomba. Gringoire se baissa vivement pour le ramasser. Quand il se releva, la jeune fille et la chèvre avaient disparu. Il entendit le bruit d’un verrou. C’était une petite porte communiquant sans doute à une cellule voisine, qui se fermait en dehors.
« M’a-t-elle au moins laissé un lit? » dit notre philosophe.
Il fit le tour de la cellule. Il n’y avait de meuble propre au sommeil qu’un assez long coffre de bois, et encore le couvercle en était-il sculpté, ce qui procura à Gringoire, quand il s’y étendit, une sensation à peu près pareille à celle qu’éprouverait Micromégas en se couchant tout de son long sur les Alpes.
« Allons, dit-il en s’y accommodant de son mieux. Il faut se résigner. Mais voilà une étrange nuit de noces. C’est dommage. Il y avait dans ce mariage à la cruche cassée quelque chose de naïf et d’antédiluvien qui me plaisait. »
Il y avait seize ans à l’époque où se passe cette histoire que, par un beau matin de dimanche de la Quasimodo [23] dimanche de la Quasimodo – Фомино воскресенье
, une créature vivante avait été déposée après la messe dans l’église de Notre-Dame, sur le bois de lit scellé dans le parvis à main gauche, vis-à-vis ce grand image de saint Christophe que la figure sculptée en pierre de messire Antoine des Essarts, chevalier, regardait à genoux depuis 1413, lorsqu’on s’est avisé de jeter bas et le saint et le fidèle. C’est sur ce bois de lit qu’il était d’usage d’exposer les enfants trouvés à la charité publique. Les prenait là qui voulait. Devant le bois de lit était un bassin de cuivre pour les aumônes.
Au premier rang et les plus inclinées sur le lit, on en remarquait quatre qu’à leur cagoule grise, sorte de soutane, on devinait attachées à quelque confrérie dévote. Je ne vois point pourquoi l’histoire ne transmettrait pas à la postérité les noms de ces quatre discrètes et vénérables demoiselles. C’étaient Agnès la Herme, Jehanne de la Tarme, Henriette la Gaultière, Gauchère la Violette, toutes quatre veuves, toutes quatre bonnes-femmes de la chapelle Étienne-Haudry, sorties de leur maison, avec la permission de leur maîtresse et conformément aux statuts de Pierre d’Ailly, pour venir entendre le sermon.
« Qu’est-ce que c’est que cela, ma sœur? disait Agnès Gauchère, en considérant la petite créature exposée qui glapissait et se tordait sur le lit de bois, tout effrayée de tant de regards.
– Qu’est-ce que nous allons devenir, disait Jehanne, si c’est comme cela qu’ils font les enfants à présent?
– Je ne me connais pas en enfants, reprenait Agnès, mais ce doit être un péché de regarder celui-ci.
– Ce n’est pas un enfant, Agnès.
– C’est un singe manqué, observait Gauchère.
– C’est un miracle, reprenait Henriette la Gaultière.
– J’imagine, disait Agnès la Herme, que c’est une bête, un animal, le produit d’un juif avec une truie; quelque chose enfin qui n’est pas chrétien et qu’il faut jeter à l’eau ou au feu.
– J’espère bien, reprenait la Gaultière, qu’il ne sera postulé par personne.
– Ah mon Dieu! s’écriait Agnès, ces pauvres nourrices qui sont là dans le logis des enfants trouvés qui fait le bas de la ruelle en descendant la rivière, tout à côté de monseigneur l’évêque, si on allait leur apporter ce petit monstre à allaiter! J’aimerais mieux donner à téter à un vampire.
– Est-elle innocente, cette pauvre la Herme! reprenait Jehanne. Vous ne voyez pas, ma sœur, que ce petit monstre a au moins quatre ans et qu’il aurait moins appétit de votre tétin que d’un tournebroche. »
En effet, ce n’était pas un nouveau-né que « ce petit monstre». (Nous serions fort empêché nous-même de le qualifier autrement.) C’était une petite masse fort anguleuse et fort remuante, emprisonnée dans un sac de toile imprimé au chiffre de messire Guillaume Chartier, pour lors évêque de Paris, avec une tête qui sortait. Cette tête était chose assez difforme. On n’y voyait qu’une forêt de cheveux roux, un œil, une bouche et des dents. L’œil pleurait, la bouche criait, et les dents ne paraissaient demander qu’à mordre. Le tout se débattait dans le sac, au grand ébahissement de la foule qui grossissait et se renouvelait sans cesse à l’entour.
– Je suis d’avis, s’écria Jehanne de la Tarme, qu’il vaudrait mieux pour les manants de Paris que ce petit magicien-là fût couché sur un fagot que sur une planche.
Depuis quelques moments un jeune prêtre écoutait le raisonnement des bonnes-femmes. C’était une figure sévère, un front large, un regard profond. Il écarta silencieusement la foule, examina le petit magicien , et étendit la main sur lui. Il était temps. Car toutes les dévotes se léchaient déjà les barbes du beau fagot flambant .
« J’adopte cet enfant », dit le prêtre.
Il le prit dans sa soutane, et l’emporta. L’assistance le suivit d’un œil effaré. Un moment après, il avait disparu par la Porte-Rouge qui conduisait alors de l’église au cloître.
Quand la première surprise fut passée, Jehanne de la Tarme se pencha à l’oreille de la Gaultière:
« Je vous avais bien dit, ma sœur, que ce jeune clerc monsieur Claude Frollo est un sorcier. »
En effet, Claude Frollo n’était pas un personnage vulgaire.
Il appartenait à une de ces familles moyennes qu’on appelait indifféremment dans le langage impertinent du siècle dernier haute bourgeoisie ou petite noblesse. Cette famille avait hérité des frères Paclet le fief de Tirechappe, qui relevait de l’évêque de Paris, et dont les vingt-une maisons avaient été au treizième siècle l’objet de tant de plaidoiries par-devant l’official.
Claude Frollo avait été destiné dès l’enfance par ses parents à l’état ecclésiastique. On lui avait appris à lire dans du latin. Il avait été élevé à baisser les yeux et à parler bas. Tout enfant, son père l’avait cloîtré au collège de Torchi en l’Université. C’est là qu’il avait grandi, sur le missel et le Lexicon.
C’était d’ailleurs un enfant triste, grave, sérieux, qui étudiait ardemment et apprenait vite. Il ne jetait pas grand cri dans les récréations, se mêlait peu aux bacchanales de la rue du Fouarre, ne savait ce que c’était que dare alapas et capillos laniare [24] dare alapas et capillos laniare – ( лат. ) давать оплеухи и драть за волосы
, et n’avait fait aucune figure dans cette mutinerie de 1463 que les annalistes enregistrent gravement sous le titre de: « Sixième trouble de l’Université ». Aussi, à seize ans, le jeune clerc eût pu tenir tête, en théologie mystique à un père de l’église, en théologie canonique à un père des conciles, en théologie scolastique à un docteur de Sorbonne.
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