Elle avait beau s’épuiser et réduire encore leurs dépenses: ce qu’elle gagnait ne suffisait pas à les faire vivre. Il fallut vendre les quelques bijoux qu’on avait conservés. Et le pire fut que cet argent, dont on avait tant besoin, fut volé à M meJeannin, le jour même qu’elle venait de le toucher. La pauvre femme, qui était d’une étourderie perpétuelle, s’était avisée, pour utiliser sa course, d’entrer au Bon Marché, qui se trouvait sur son passage; c’était, le lendemain, la fête d’Antoinette, et elle voulait lui faire un petit cadeau. Elle tenait son porte-monnaie à la main, afin de ne pas le perdre. Elle le déposa machinalement, une seconde, sur un comptoir, tandis qu’elle examinait un objet. Quand elle voulut le reprendre, le porte-monnaie avait disparu. – Ce fut le dernier coup.
Peu de jours après, un soir étouffant de la fin d’août, – une buée grasse d’étuve traînait pesamment sur la ville, – M meJeannin rentra de son agence de copies, où elle avait eu un travail pressé à livrer. En retard pour le dîner, et voulant économiser les trois sous de l’omnibus, elle s’était exténuée à revenir trop vite, de peur que ses enfants ne fussent inquiets. Quand elle arriva à son quatrième étage, elle ne pouvait plus parler, ni respirer. Ce n’était pas la première fois qu’elle rentrait dans cet état; les enfants avaient fini par ne plus s’en étonner. Elle se força à s’asseoir aussitôt à table avec eux. Ils ne mangeaient, ni l’un ni l’autre, écœurés par la chaleur; il leur fallait faire effort pour avaler avec dégoût quelques bouchées de viande, quelques gorgées d’eau fade. Pour laisser à leur mère le temps de se remettre, ils ne causaient pas, – (ils n’avaient pas envie de causer), – ils regardaient la fenêtre.
Soudain, M meJeannin agita les mains, se cramponna à la table, regarda ses enfants, gémit, et s’affaissa. Antoinette et Olivier se précipitèrent juste à temps pour la recevoir dans leurs bras. Ils étaient comme fous, et criaient, suppliaient:
– Maman! ma petite maman!
Mais elle ne répondait plus. Ils perdirent la tête. Antoinette serrait convulsivement le corps de sa mère, l’embrassait, l’appelait. Olivier ouvrit la porte de l’appartement et cria:
– Au secours!
La concierge grimpa l’escalier, et, quand elle vit ce qui était, elle courut chez un médecin du voisinage. Mais lorsque le médecin arriva, il ne put que constater que c’était fini. La mort avait été immédiate, – heureusement pour M meJeannin; – (mais qui pouvait savoir ce qu’elle avait eu encore le temps de penser, dans ses dernières secondes, en se voyant mourir, et en laissant ses enfants dans la misère, seuls!…)
*
Seuls pour porter l’horreur de la catastrophe, seuls pour pleurer, seuls pour veiller aux soins affreux qui suivent la mort. La concierge, bonne femme, les aidait un peu; et, du couvent, où M meJeannin donnait des leçons, vinrent quelques paroles de froide sympathie.
Les premiers moments furent d’un désespoir, que rien ne peut exprimer. La seule chose qui les sauva fut l’excès même de ce désespoir, qui fit tomber Olivier dans de véritables convulsions. Antoinette en fut distraite de sa propre souffrance; elle ne pensa plus qu’à son frère; et son profond amour pénétra Olivier, l’arracha aux dangereux transports, où la douleur l’eût entraîné. Enlacés l’un à l’autre, près du lit où reposait leur mère, à la lueur d’une veilleuse, Olivier répétait qu’il fallait mourir, mourir tous deux, mourir tout de suite; et il montrait la fenêtre. Antoinette sentait aussi ce désir funeste, mais elle luttait contre: elle voulait vivre…
– À quoi bon?
– Pour elle, dit Antoinette – (elle montrait sa mère). – Elle est toujours avec nous. Pense… Après tout ce qu’elle a souffert pour nous, il faut lui épargner la pire des douleurs, celle de nous voir mourir malheureux… Ah! (reprit-elle, avec emportement)… Et puis, il ne faut pas se résigner ainsi! Je ne veux pas! Je me révolte, à la fin! Je veux que tu sois heureux un jour!
– Jamais!
– Si, tu seras heureux. Nous avons eu trop de malheur. Cela changera; il le faut. Tu te feras ta vie, tu auras une famille, tu auras du bonheur, je le veux, je le veux!
– Comment vivre? Nous ne pourrons jamais…
– Nous pourrons. Que faut-il? Vivre jusqu’à ce que tu puisses gagner ta vie. Je m’en charge. Tu verras, je saurai. Ah! si maman m’avait laissé faire, j’aurais pu déjà…
– Que vas-tu faire? Je ne veux pas que tu fasses des choses humiliantes. Tu ne pourrais pas, d’ailleurs…
– Je pourrai… Et il n’y a rien d’humiliant, – pourvu que ce soit honnête, – à gagner sa vie en travaillant. Ne t’inquiète pas, je t’en prie! Tu verras, tout s’arrangera, tu seras heureux, nous serons heureux, mon Olivier, elle sera heureuse par nous…
Les deux enfants suivirent seuls le cercueil de leur mère. D’un commun accord, ils avaient décidé de ne rien dire aux Poyet: Les Poyet n’existaient plus pour eux, ils avaient été trop cruels pour leur mère, ils avaient contribué à sa mort. Et, quand la concierge leur avait demandé s’ils n’avaient pas d’autres parents, ils avaient répondu:
– Personne.
Devant la fosse nue, ils prièrent, la main dans la main. Ils se raidissaient dans une intransigeance et un orgueil désespérés, qui leur faisaient préférer la solitude à la présence de parents indifférents et hypocrites. – Ils revinrent à pied au milieu de cette foule étrangère à leur deuil, étrangère à leurs pensées, étrangère à tout leur être, et qui n’avait de commun avec eux que la langue qu’ils parlaient. Antoinette donnait le bras à Olivier.
Ils prirent dans la maison, au dernier étage, un tout petit appartement, – deux chambres mansardées, une antichambre minuscule, qui devait leur servir de salle à manger, et une cuisine grande comme un placard. Ils auraient pu trouver mieux dans un autre quartier; mais il leur semblait qu’ici ils étaient encore avec leur mère. La concierge leur témoignait un intérêt apitoyé; mais bientôt elle fut reprise par ses propres affaires, et personne ne s’occupa plus d’eux. Pas un locataire de la maison ne les connaissait; et ils ne savaient même pas qui logeait à côté d’eux.
Antoinette obtint de remplacer sa mère, comme professeur de musique au couvent. Elle chercha d’autres leçons. Elle n’avait qu’une idée: élever son frère, jusqu’à ce qu’il entrât à l’École Normale. Elle avait décidé cela toute seule: elle avait étudié les programmes, elle s’était informée, elle avait tâché d’avoir aussi l’avis d’Olivier, – mais il n’en avait point, elle avait choisi pour lui. Une fois à l’École Normale il serait sûr de son pain, pour le reste de sa vie, et maître de son avenir. Il fallait qu’il y arrivât, il fallait vivre à tout prix jusque-là. C’étaient cinq à six années terribles: on en viendrait à bout. Cette idée prit chez Antoinette une force singulière, elle finit par la remplir tout entière. La vie de solitude et de misère qu’elle allait mener, et qu’elle voyait distinctement se dérouler devant elle, n’était possible que grâce à l’exaltation passionnée, qui s’empara d’elle: sauver son frère! que son frère fût heureux si elle ne pouvait plus l’être!… Cette petite fille de dix-sept à dix-huit ans, frivole et tendre, fut transformée par sa résolution héroïque: il y avait en elle une ardeur de dévouement et un orgueil de la lutte, que personne n’eût soupçonnés, elle-même moins que tout autre. À cet âge de crise de la femme, ces premiers jours de printemps fiévreux, où les forces d’amour gonflent l’être et le baignent, comme un ruisseau caché qui bruit sous le sol, l’enveloppent, l’inondent, le tiennent dans un état d’obsession perpétuelle, l’amour prend toutes les formes; il ne demande qu’à se donner, à s’offrir en pâture: tous les prétextes lui sont bons, et sa sensualité innocente et profonde est prête à se muer en tous les sacrifices. L’amour fit d’Antoinette la proie de l’amitié.
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