«Et je pensais, mon amie, en voyant ce pauvre diable de raté, dont la vie n’a été qu’une suite de déboires: «Voilà ce que j’aurais pu être. Nos âmes d’enfants avaient des traits communs, et certaines aventures de notre vie se ressemblent; j’ai même trouvé quelque parenté dans nos idées musicales; mais les siennes se sont arrêtées en chemin. À quoi a-t-il tenu que je n’aie pas sombré, comme lui? Sans doute, à ma volonté. Mais aussi aux hasards de la vie. Et même, à ne prendre que ma volonté, est-ce uniquement à mes mérites que je la dois? N’est-ce pas plutôt à ma race, à mes amis, à Dieu qui m’a aidé?…» Ces pensées rendent humbles. On se sent fraternel à tous ceux qui aiment l’art et qui souffrent pour lui. Du plus bas au plus haut, la distance n’est pas grande…
«Là-dessus, j’ai songé à ce que vous m’écriviez. Vous avez raison: un artiste n’a pas le droit de se tenir à l’écart, tant qu’il peut venir en aide à d’autres. Je resterai donc, je m’obligerai à passer quelques mois par année, soit ici, soit à Vienne ou à Berlin, quoique j’aie peine à me réhabituer à ces villes. Mais il ne faut pas abdiquer. Si je ne réussis pas à être d’une grande utilité, comme j’ai des raisons de le craindre, ce séjour me sera peut-être utile à moi-même. Et je me consolerai en pensant que vous l’avez voulu. Et puis… (je ne veux pas mentir)… je commence à y trouver du plaisir. Adieu, tyran. Vous triomphez. J’en arrive, non seulement à faire ce que vous voulez que je fasse, mais à l’aimer.
Christophe.»
*
Ainsi, il resta, en partie pour lui plaire, mais aussi parce que sa curiosité d’artiste, réveillée, se laissait reprendre au spectacle de l’art renouvelé. Tout ce qu’il voyait et faisait, il l’offrait en pensée à Grazia; il le lui écrivait. Il savait bien qu’il se faisait illusion sur l’intérêt qu’elle y pouvait trouver; il la soupçonnait d’un peu d’indifférence. Mais il lui était reconnaissant de ne pas trop la lui montrer.
Elle lui répondit régulièrement, une fois par quinzaine. Des lettres affectueuses et mesurées, comme l’étaient ses gestes. En lui contant sa vie, elle ne se départait pas d’une réserve tendre et fière. Elle savait avec quelle violence ses mots se répercutaient dans le cœur de Christophe. Elle aimait mieux lui paraître froide que le pousser à une exaltation, où elle ne voulait pas le suivre. Mais elle était trop femme pour ignorer le secret de ne point décourager l’amour de son ami et de panser aussitôt, par de douces paroles, la déception intime que des paroles indifférentes avaient causée. Christophe ne tarda pas à deviner cette tactique; et, par une ruse d’amour, il s’efforçait à son tour de contenir ses élans, d’écrire des lettres plus mesurées, afin que les réponses de Grazia s’appliquassent moins à l’être.
À mesure qu’il prolongeait son séjour à Paris, il s’intéressait davantage à l’activité nouvelle qui remuait la gigantesque fourmilière. Il s’y intéressait d’autant plus qu’il trouvait chez les jeunes fourmis moins de sympathie pour lui. Il ne s’était pas trompé: son succès était une victoire à la Pyrrhus [8]. Après une disparition de dix ans, son retour avait fait sensation dans le monde parisien. Mais par une ironie des choses qui n’est point rare, il se trouvait patronné, cette fois, par ses vieux ennemis, les snobs, les gens à la mode; les artistes lui étaient sourdement hostiles, ou se méfiaient de lui. Il s’imposait par son nom qui était déjà du passé, par son œuvre considérable, par son accent de conviction passionnée, par la violence de sa sincérité. Mais si l’on était contraint de compter avec lui, s’il forçait l’admiration ou l’estime, on le comprenait mal et on ne l’aimait point. Il était en dehors de l’art du temps. Un monstre, un anachronisme vivant. Il l’avait toujours été. Ses dix ans de solitude avaient accentué le contraste. Durant son absence, s’était accompli en Europe, et surtout à Paris, comme il l’avait bien vu, un travail de reconstruction. Un nouvel ordre naissait. Une génération se levait, désireuse d’agir plus que de comprendre, affamée de possession plus que de vérité. Elle voulait vivre, elle voulait s’emparer de la vie, fût-ce au prix du mensonge. Mensonges de l’orgueil, – de tous les orgueils: orgueil de race, orgueil de caste, orgueil de religion, orgueil de culture et d’art, – tous lui étaient bons, pourvu qu’ils fussent une armature de fer, pourvu qu’ils lui fournissent l’épée et le bouclier, et qu’abritée par eux, elle marchât à la victoire. Aussi lui était-il désagréable d’entendre la grande voix tourmentée, qui lui rappelait l’existence du doute et de la douleur: ces rafales, qui avaient troublé la nuit à peine enfuie, qui continuaient, en dépit de ses dénégations, à menacer le monde, et qu’elle voulait oublier. Impossible de ne pas entendre: on en était trop près. Alors, ces jeunes gens se détournaient avec dépit et ils criaient à tue-tête, afin de s’assourdir. Mais la voix parlait plus fort. Et ils lui en voulaient.
Au contraire, Christophe les regardait avec amitié. Il saluait l’ascension du monde vers une certitude et un ordre, à tout prix. Ce qu’il y avait de volontairement étroit dans cette poussée ne l’affectait point. Quand on veut aller droit au but, il faut regarder droit devant soi. Pour lui, assis au tournant d’un monde, il jouissait de voir, derrière lui, la splendeur tragique de la nuit, et, devant, le sourire de la jeune espérance, l’incertaine beauté de l’aube fraîche et fiévreuse. Il était au point immobile de l’axe du balancier, tandis que le pendule recommençait à monter. Sans le suivre dans sa marche, il écoutait avec joie battre le rythme de vie. Il s’associait aux espoirs de ceux qui reniaient ses angoisses passées. Ce qui serait, serait comme il l’avait rêvé. Dix ans avant, Olivier, dans la nuit et la peine, – pauvre petit coq gaulois, – avait, de son chant frêle, annoncé le jour lointain. Le chanteur n’était plus; mais son chant s’accomplissait. Dans le jardin de France, les oiseaux s’éveillaient. Et, dominant les autres ramages, Christophe entendit soudain, plus forte, plus claire, la voix d’Olivier ressuscité.
*
Il lisait distraitement, à un étalage de libraire, un livre de poésies. Le nom de l’auteur lui était inconnu. Certains mots le frappèrent; il resta attaché. À mesure qu’il continuait de lire entre les feuilles non coupées, il lui sembla reconnaître une voix, des traits amis… Impuissant à définir ce qu’il sentait, et ne pouvant se décider à se séparer du livre, il l’acheta. Rentré chez lui, il reprit sa lecture. Aussitôt, son obsession le reprit. Le souffle impétueux du poème évoquait, avec une précision de visionnaire, les âmes immenses et séculaires, – ces arbres gigantesques, dont les hommes sont les feuilles et les fruits, – les Patries. De ces pages surgissait la figure surhumaine de la Mère, – celle qui fut avant les vivants d’aujourd’hui, celle qui sera après, celle qui trône, pareille aux Madones byzantines, hautes comme des montagnes, au pied desquelles prient les fourmis humaines. Le poète célébrait le duel homérique de ces grandes Déesses, dont les lances s’entre-choquent, depuis le commencement de l’histoire: cette Iliade millénaire, qui est à celle de Troie ce que la chaîne alpestre est aux collines grecques.
Une telle épopée d’orgueil et d’action guerrière était loin des pensées d’une âme européenne, comme celle de Christophe. Et pourtant, par lueurs, dans cette vision de l’âme française, – la vierge pleine de grâce, qui porte l’égide, Athéna aux yeux bleus qui brillent dans les ténèbres, la déesse ouvrière, l’artiste incomparable, la raison souveraine, dont la lance étincelante terrasse les barbares tumultueux, – Christophe apercevait un regard, un sourire qu’il connaissait, et qu’il avait aimé. Mais au moment de la saisir, la vision s’effaçait. Et tandis qu’il s’irritait à la poursuivre en vain, voici qu’en tournant une page, il entendit un récit, que, peu de jours avant sa mort, lui avait fait Olivier.
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