– Mais quel est cet accord? Comment sortir de là? Je voudrais pourtant bien trouver l’issue, avant la fin…
Des voix s’élevaient maintenant. Une voix passionnée. Les yeux tragiques d’Anna… Mais dans le même instant, ce n’était plus Anna. Ces yeux pleins de bonté…
– Grazia, est-ce toi?… Qui de vous? Qui de vous? Je ne vous vois plus bien… Pourquoi donc le soleil est-il si long à venir?
Trois cloches tranquilles sonnèrent. Les moineaux, à la fenêtre, pépiaient pour lui rappeler l’heure où il leur donnait les miettes du déjeuner… Christophe revit en rêve sa petite chambre d’enfant… Les cloches, voici l’aube! Les belles ondes sonores coulent dans l’air léger. Elles viennent de très loin, des villages là-bas… Le grondement du fleuve monte derrière la maison… Christophe se retrouve accoudé, à la fenêtre de l’escalier. Toute sa vie coulait sous ses yeux, comme le Rhin. Toute sa vie, toutes ses vies, Louisa, Gottfried, Olivier, Sabine…
– Mère, amantes, amis… Comment est-ce qu’ils se nomment?… Amour, où êtes-vous? Où êtes-vous, mes âmes? Je sais que vous êtes là, et je ne puis vous saisir.
– Nous sommes avec toi. Paix, notre bien-aimé!
– Je ne veux plus vous perdre. Je vous ai tant cherchés!
– Ne te tourmente pas. Nous ne te quitterons plus.
– Hélas! le flot m’emporte.
– Le fleuve qui t’emporte, nous emporte avec toi.
– Où allons-nous?
– Au lieu où nous serons réunis.
– Sera-ce bientôt?
– Regarde!
Et Christophe, faisant un suprême effort pour soulever la tête, – (Dieu! qu’elle était pesante!) – vit le fleuve débordé, couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et, comme une lueur d’acier, au bord de l’horizon, semblait courir vers lui une ligne de flots d’argent, qui tremblaient au soleil. Le bruit de l’Océan… Et son cœur, défaillant, demanda:
– Est-ce Lui?
La voix de ses aimés lui répondit:
– C’est Lui.
Tandis que le cerveau, qui mourait, se disait:
– La porte s’ouvre… Voici l’accord que je cherchais!… Mais ce n’est pas la fin? Quels espaces nouveaux!… Nous continuerons demain.
Ô joie, joie de se voir disparaître dans la paix souveraine du Dieu, qu’on s’est efforcé de servir, toute sa vie!…
– Seigneur, n’es-tu pas trop mécontent de ton serviteur? J’ai fait si peu! Je ne pouvais davantage… J’ai lutté, j’ai souffert, j’ai erré, j’ai créé. Laisse-moi prendre haleine dans tes bras paternels. Un jour, je renaîtrai, pour de nouveaux combats.
Et le grondement du fleuve, et la mer bruissante chantèrent avec lui:
– Tu renaîtras. Repose! Tout n’est plus qu’un seul cœur. Sourire de la nuit et du jour enlacés. Harmonie, couple auguste de l’amour et de la haine! Je chanterai le Dieu aux deux puissantes ailes. Hosanna à la vie! Hosanna à la mort!
*
Saint Christophe a traversé le fleuve. Toute la nuit, il a marché contre le courant. Comme un rocher, son corps aux membres athlétiques émerge au-dessus des eaux. Sur son épaule gauche est l’Enfant, frêle et lourd. Saint Christophe s’appuie sur un pin arraché, qui ploie. Son échine aussi ploie. Ceux qui l’ont vu partir ont dit qu’il n’arriverait point. Et l’ont suivi longtemps leurs railleries et leurs rires. Puis, la nuit est tombée, et ils se sont lassés. À présent, Christophe est trop loin pour que les cris l’atteignent de ceux restés là-bas. Dans le bruit du torrent, il n’entend que la voix tranquille de l’Enfant, qui tient de son petit poing une mèche crépue sur le front du géant, et qui répète: «Marche!» – Il marche, le dos courbé, les yeux, droit devant lui, fixés sur la rive obscure, dont les escarpements commencent à blanchir.
Soudain, l’angélus tinte, et le troupeau des cloches s’éveille en bondissant. Voici l’aurore nouvelle! Derrière la falaise, qui dresse sa noire façade, le soleil invisible monte dans un ciel d’or. Christophe, près de tomber, touche enfin à la rive. Et il dit à l’Enfant:
– Nous voici arrivés! Comme tu étais lourd! Enfant, qui donc es-tu?
Et l’Enfant dit:
– Je suis le jour qui va naître.
FIN
J’ai écrit la tragédie d’une génération qui va disparaître. Je n’ai cherché à rien dissimuler de ses vices et de ses vertus, de sa tristesse pesante, de son orgueil chaotique, de ses efforts héroïques et de ses accablements sous l’écrasant fardeau d’une tâche surhumaine; toute une Somme du monde, une morale, une esthétique, une foi, une humanité nouvelle à refaire. – Voilà ce que nous fûmes.
Hommes d’aujourd’hui, jeunes hommes, à votre tour! Faites-vous de nos corps un marchepied, et allez de l’avant. Soyez plus grands et plus heureux que nous.
Moi-même, je dis adieu à mon âme passée; je la rejette derrière moi, comme une enveloppe vide. La vie est une suite de morts et de résurrections. Mourons, Christophe, pour renaître!
R. R.
Octobre 1912.
CHRISTOFORI FACIEM DIE QUACUMQUE TUERIS,
ILLA NEMPE DIE NON MORTE MALA MORIERIS.
[1]Giuseppe Prezzolini, qui dirigeait alors, avec Giovanni Papini, le groupe de la Voce .
[2]Quand une chose est arrivée, même les sots la comprennent.
[3]Escroc, imposteur, simulateur, trompeur. (Note du correcteur – ELG.)
[4]Princesse italienne du XV esiècle, qui retourna des émeutes en sa faveur et, dotée d’un tempérament volontaire et indépendant, représenta l’idéal féminin de la renaissance italienne. (Note du correcteur – ELG.)
[5]Ce mot désigna d'abord tout alliage dans lequel le métal précieux était en quantité moindre que les métaux inférieurs, et, par suite, toute monnaie d'or et surtout d'argent, où le cuivre se trouvait dans une proportion supérieure au titre légal. (Note du correcteur – ELG.)
[6]Dans la mythologie grecque, Thémis est la conseillère de Zeus, chargée de faire régner la loi. (Note du correcteur – ELG.)
[7]Empereur de Byzance, surtout connu pour avoir fait publier un manuel de droit à l’usage des étudiants. (Note du correcteur – ELG.)
[8]Bataille gagnée au prix de lourdes pertes. (Note du correcteur – ELG.)
[9]Remède censé guérir tous les maux et vendu par des charlatans. (Note du correcteur – ELG.)
[10]Athéna Niké ou Nikê est la victoire personnifiée. (Note du correcteur – ELG.)
[11]Lieu présumé du tombeau de Moïse. (Note du correcteur – ELG.)
[12]Publiée en 1912.
[13]Sic. (Note du correcteur – ELG.)
[14]«J'ai mon compte, frère, sauve-toi!»