– Ah! jeune homme, jeune homme…
Il débitait sa vie d’une voix sèche, sans qu’un muscle animât son masque, raide comme le col empesé qui le tenait si droit. Et des barques passaient chargées d’étudiants et de filles, débordantes de chansons, de rires de jeunesse et d’ivresse; combien parmi ces inconscients auraient dû s’arrêter, prendre leur part de l’effroyable leçon!…
Dans le kiosque, pendant ce temps, comme si c’était un mot donné de travailler à leur rupture, les vieilles élégantes prêchaient la raison à Fanny Legrand…
– Joli, son petit, mais pas le sou… à quoi ça la mènerait-il?…
– Enfin, puisque je l’aime!…
Et Rosa levant les épaules:
– Laissez-la donc… elle va encore rater son Hollandais, comme je l’ai vue rater toutes ses belles affaires… Après son histoire avec Flamant, elle avait pourtant essayé de devenir pratique, mais la voilà plus folle que jamais…
– Ay ! vellaca … grogna maman Pilar.
L’Anglaise à tête de clown intervint avec l’horrible accent qui, si longtemps, avait fait son succès:
– C’était très bien d’aimer l’amour, petite… c’était très bonne, l’amour, vous savez… mais vous devez aimer l’argent aussi… moi maintenant, si j’étais riche toujours, est-ce que mon croupier il dirait je suis laide, croyez-vous?…
Elle eut un bond de fureur, lui haussant la voix à l’aigu:
– Oh! c’était pourtant terrible, cette chose… Avoir été célèbre au monde, universelle, connue comme un monument, comme un boulevard… si connue que vous n’avez pas un misérable cocher, quand vous disez «Wilkie Cob!» tout de suite il savait où c’était… Avoir eu des princes pour mes pieds dessus, et des rois, si je crachais, ils disaient c’était joli, le crachement!… Et voilà maintenant ce sale voyou qui voulait pas de moi sur cette motive de ma laideur; et je avais pas de quoi seulement me le payer pour une nuit.
Et se montant à cette idée qu’on avait pu la trouver laide, elle ouvrit sa robe brusquement:
– La figure, yes , je sacrifiais; mais ça, le gorge, les épaules… Est-ce blanc? Est-ce dur?…
Elle étalait avec impudeur sa chair de sorcière, restée miraculeusement jeune après trente ans de fournaise, et que la tête surmontait, flétrie et macabre depuis la ligne du cou.
«Mesdames le bateau est prêt!…» cria de Potter; et l’Anglaise, agrafant sa robe sur ce qui lui restait de jeunesse, murmura dans un navrement comique:
– Jé pouvais pourtant pas aller toute nioue sur les places!…
Dans ce décor de Lancret, où la blancheur coquette des villas éclatait parmi la verdure nouvelle, avec ces terrasses, ces pelouses encadrant le petit lac tout écaillé de soleil, quel embarquement que celui de toute cette vieille Cythère éclopée; l’aveugle Sombreuse et le vieux clown et Desfous la paralytique, laissant dans le sillon de l’eau le parfum musqué de leur maquillage!
Jean tenait les rames, le dos courbé, honteux et désolé qu’on pût le voir et lui attribuer quelque basse fonction dans cette sinistre barque allégorique. Heureusement qu’il avait en face de lui, pour rafraîchir son cœur et ses yeux, Fanny Legrand assise à l’arrière, près de la barre que tenait de Potter, Fanny dont le sourire ne lui avait jamais paru si jeune, sans doute par comparaison.
«Chante-nous quelque chose, petite…» demanda la Desfous que le printemps amollissait. De sa voix expressive et profonde, Fanny commençait la barcarolle de Claudia que le musicien, remué par ce rappel de son premier grand succès, suivait en imitant à bouche fermée le dessin de l’orchestre, cette ondulation qui fait courir sur la mélodie comme une lumière d’eau dansante. À cette heure, dans ce décor, c’était délicieux. D’une terrasse voisine on cria bravo; et le Provençal, ramenant en mesure les avirons, avait soif de cette musique divine aux lèvres de sa maîtresse, une tentation de mettre sa bouche à même la source, et de boire dans le soleil, la tête renversée, toujours.
Tout à coup Rosa, furieuse, interrompit la cantilène dont le mariage de voix l’irritait:
– Hé là-bas, la musique, quand vous aurez fini de vous roucouler dans la figure… Si vous croyez qu’elle nous amuse votre romance d’enterre-morts… En voilà assez… d’abord il est tard, il faut que Fanny rentre à la boîte…
Et d’un geste furibond montrant le plus prochain débarcadère:
– Aborde là… dit-elle à son amant, ils seront plus près de la gare…
C’était brutal comme congé; mais l’ancienne dame des chars avait habitué son monde à ces façons de faire, et personne n’osa protester. Le couple jeté au rivage avec quelques mots de froide politesse au jeune homme, des ordres à Fanny d’une voix sifflante, la barque s’éloigna chargée de cris, d’un train de dispute que termina un insultant éclat de rire apporté aux deux amants par la sonorité de l’eau.
– Tu entends, tu entends, disait Fanny blême de rage, c’est de nous qu’elle se moque…
Et toutes ses humiliations, toutes ses rancœurs lui remontant à cette dernière injure, elle les énumérait en regagnant la gare, avouait même des choses qu’elle avait toujours cachées. Rosa ne cherchait qu’à l’éloigner de lui, qu’à faciliter des occasions de le tromper.
– Tout ce qu’elle m’a dit pour me faire prendre ce Hollandais… Encore tout à l’heure elles s’y sont mises toutes… Je t’aime trop, tu comprends, ça la gêne pour ses vices, car elle les a tous, les plus bas, les plus monstrueux. Et c’est parce que je ne veux plus…
Elle s’arrêta, le vit très pâle, les lèvres tremblantes, comme le soir où il remuait le fumier aux lettres.
– Oh! ne crains rien, dit-elle… ton amour m’a guérie de toutes ces horreurs… Elle et son caméléon qui empeste, ils me dégoûtent tous les deux.
– Je ne veux plus que tu restes là, fit l’amant affolé de jalousies malsaines… Il y a trop de saletés dans le pain que tu gagnes; tu vas revenir avec moi, nous nous en tirerons toujours.
Elle l’attendait, ce cri, l’appelait depuis longtemps. Cependant elle résista, objectant qu’en ménage, avec les trois cents francs du ministère, la vie serait bien difficile, qu’il faudrait peut-être se séparer encore… «Et j’ai tant souffert en quittant notre pauvre maison!…»
Des bancs s’espaçaient sous les acacias qui bordent la route avec les fils du télégraphe chargés d’hirondelles; pour mieux causer, ils s’assirent, très émus tous deux et les bras noués:
– Trois cents francs par mois, disait Jean, mais comment font les Hettéma qui n’en ont que deux cent cinquante?…
– Ils vivent à la campagne, à Chaville toute l’année.
– Eh bien, faisons comme eux, je ne tiens pas à Paris.
– Vrai?… tu veux bien?… ah! m’ami, m’ami!…
Du monde passait sur la route, une galopade d’ânes emportant un lendemain de noces. Ils ne pouvaient pas s’embrasser, et restaient immobiles, serrés l’un à l’autre, rêvant d’un bonheur rajeuni dans des soirs d’été qui auraient cette douceur champêtre, ce calme tiède qu’égayaient au loin les coups de carabine, les ritournelles d’orgue d’une fête de banlieue.
Ils s’installèrent à Chaville, entre le haut et le bas pays, le long de cette vieille route forestière qu’on appelle le Pavé des Gardes, dans un ancien rendez-vous de chasse, à la porte du bois: trois pièces guère plus grandes que celles de Paris, toujours leur mobilier de petit ménage, le fauteuil canné, l’armoire peinte, et pour orner l’affreux papier vert de leur chambre, rien que le portrait de Fanny, car la photographie de Castelet avait eu son cadre cassé pendant le déménagement et se pâlissait dans les combles.
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