Le soin de leur intérieur laissé tout entier à une ménagère du pays, quand, le soir venu, elle résumait sa journée pour la raconter à Jean, elle ne trouvait rien qu’une visite à Olympe, des potins par-dessus la clôture, et des cigarettes, des tas de cigarettes dont les débris salissaient le marbre devant la cheminée. Déjà six heures!… à peine le temps de passer une robe, de piquer une fleur à son corsage pour aller au-devant de lui par le chemin vert…
Mais avec les brouillards, les pluies d’automne, la nuit qui tombait de bonne heure, elle eut plus d’un prétexte pour ne pas sortir; et souvent il la surprenait au retour dans une de ces gandouras de laine blanche à grands plis qu’elle mettait le matin, les cheveux relevés comme quand il était parti. Il la trouvait charmante ainsi, la nuque restée jeune, sa chair tentante et soignée qu’il sentait toute prête, sans entraves. Pourtant cet aveulissement le choquait, l’effrayait comme un danger.
Lui-même, après un grand effort de travail pour augmenter un peu leurs ressources sans recourir à Castelet, des veillées passées sur des plans, des reproductions de pièces d’artillerie, de caissons, de fusils nouveau modèle qu’il dessinait au compte d’Hettéma, se sentit envahi tout à coup par cette influence dissolvante de la campagne et de la solitude à laquelle se laissent prendre les plus forts, les plus actifs, et dont sa première enfance dans un coin perdu de nature avait mis en lui le germe engourdissant.
Et la matérialité de leurs gros voisins aidant, se communiquant à eux dans de perpétuelles allées et venues d’une maison à l’autre, avec un peu de leur abaissement moral et de leur appétit monstrueux, Gaussin et sa maîtresse en vinrent eux aussi à discuter gravement la question des repas et l’heure du coucher. Césaire ayant envoyé une pièce de son vin de grenouille, ils passèrent tout un dimanche à le mettre en bouteilles, la porte de leur petit caveau ouverte sur le dernier soleil de l’année, un ciel bleu où couraient des nuées roses, d’un rose de bruyère des bois. L’heure n’était pas loin des sabots remplis de paille chaude, ni du petit somme à deux, de chaque côté d’un feu de souches. Heureusement il leur arriva une distraction.
Il la trouva un soir très émue. Olympe venait de lui raconter l’histoire d’un pauvre petit enfant, élevé au Morvan par une grand-mère. Le père et la mère à Paris, marchands de bois, n’écrivaient plus, ne payaient plus depuis des mois. La grand-mère morte subitement, des mariniers avaient ramené le mioche par le canal de l’Yonne pour le remettre à ses parents; mais, plus personne. Le chantier fermé, la mère partie avec un amant, le père ivrogne, failli, disparu… Ils vont bien les ménages légitimes!… Et voilà le pauvre petit, six ans, un amour, sans pain ni vêtements, à la rue.
Elle s’émouvait jusqu’aux larmes, puis tout à coup:
– Si nous le prenions… veux-tu?
– Quelle folie!
– Pourquoi?…
Et, de bien près, le câlinant:
– Tu sais comme j’ai désiré un enfant de toi; on élèverait celui-là, on l’instruirait. ces petits qu’on ramasse, au bout d’un temps on les aime comme s’ils étaient à vous…
Elle invoquait aussi la distraction que ce serait pour elle, seule tout le jour à s’abêtir en remuant des tas de vilaines idées. Un enfant, c’est une sauvegarde. Puis, le voyant effrayé de la dépense:
– Mais ce n’est rien, la dépense… Songe donc, à six ans!… on l’habillera avec tes vieux effets… Olympe, qui s’y entend, m’assurait que nous ne nous en apercevrions même pas.
– Que ne le prend-elle alors! dit Jean avec la mauvaise humeur de l’homme qui se sent vaincu par sa propre faiblesse.
Il essaya pourtant de résister, à l’aide de l’argument décisif:
– Et quand je ne serai plus là?…
Il en parlait rarement de ce départ pour ne pas attrister Fanny, mais y pensait, s’en rassurait contre les dangers du ménage et les tristes confidences de De Potter.
– Quelle complication que cet enfant, quelle charge pour toi dans l’avenir!…
Les yeux de Fanny se voilèrent:
– Tu te trompes, m’ami, ce serait quelqu’un à qui parler de toi, une consolation, une responsabilité aussi qui me donnerait la force de travailler, de reprendre goût à l’existence…
Il réfléchit une minute, la vit toute seule, dans la maison vide:
– Où est-il, ce petit?
– Au Bas-Meudon, chez un marinier qui l’a recueilli pour quelques jours… Après, c’est l’hospice, l’assistance.
– Eh bien! va le chercher, puisque tu y tiens…
Elle lui sauta au cou, et d’une joie d’enfant tout le soir, fit de la musique, chanta, heureuse, exubérante, transfigurée. Le lendemain, en wagon, Jean parla de leur décision au gros Hettéma qui paraissait instruit de l’affaire, mais désireux de ne pas s’en mêler. Enfoncé dans son coin et dans la lecture du Petit Journal , il bégayait du fond de sa barbe:
– Oui, je sais… ce sont ces dames… ça ne me regarde pas…
Et montrant sa tête au-dessus de la feuille dépliée:
– Votre femme me paraît très romanesque, dit-il.
Romanesque ou non, elle était le soir consternée, à genoux, une assiette de soupe à la main, essayant d’apprivoiser le petit gars morvandiau, qui debout, dans une pose de recul, la tête basse, une tête énorme aux cheveux de chanvre, refusait énergiquement de parler, de manger, même de montrer sa figure et répétait d’une forte voix étranglée et monotone:
– Voir ménine , voir ménine .
– Ménine , c’est sa grand-mère, je pense… Depuis deux heures, je n’ai pas pu en tirer autre chose.
Jean s’y mit aussi à vouloir lui faire avaler sa soupe, mais sans succès. Et ils restaient là, agenouillés tous deux à sa hauteur, tenant l’un l’assiette, l’autre la cuiller, comme devant un agneau malade, à répéter des encouragements, des mots de tendresse pour le décider.
– Mettons-nous à table, peut-être nous l’intimidons; il mangera si nous ne le regardons plus…
Mais il continua à se tenir immobile, ahuri, répétant sa plainte de petit sauvage, «voir ménine», qui leur déchirait le cœur, jusqu’à ce qu’il se fût endormi, debout contre le buffet, et si profondément qu’ils purent le déshabiller, le coucher dans la lourde berce campagnarde empruntée à un voisin, sans qu’il ouvrît l’œil une seconde.
«Vois comme il est beau…» disait Fanny très fière de son acquisition; et elle forçait Gaussin à admirer ce front têtu, ces traits fins et délicats sous leur hâle paysan, cette perfection de petit corps aux reins râblés, aux bras pleins, aux jambes de petit faune, longues et nerveuses, déjà duvetées dans le bas. Elle s’oubliait à contempler cette beauté d’enfant.
«Couvre-le donc, il va avoir froid…» dit Jean dont la voix la fit tressaillir, comme tirée d’un rêve; et tandis qu’elle le bordait tendrement, le petit avait de longs soupirs sanglotés, une houle de désespoir malgré le sommeil.
La nuit, il se mit à parler tout seul:
– Guerlaude mé , ménine …
– Qu’est-ce qu’il dit?… écoute…
Il voulait être guerlaudé ; mais que signifiait ce mot patois? Jean, à tout hasard, allongea le bras et se mit à remuer la lourde couchette; à mesure l’enfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grosse petite main rugueuse, la main qu’il croyait être celle de sa «ménine», morte depuis quinze jours.
Ce fut comme un chat sauvage dans la maison, qui griffait, mordait, mangeait à part des autres, avec des grondements quand on s’approchait de son écuelle; les quelques mots qu’on en tirait étaient d’un langage barbare de bûcherons morvandiaux, que jamais sans les Hettéma, du même pays que lui, personne n’aurait pu comprendre. Pourtant, à force de bons soins, de douceur, on parvint à l’apprivoiser un peu, «un pso», comme il disait. Il consentit à changer les guenilles dans lesquelles on l’avait amené contre les vêtements chauds et propres dont l’approche, les premiers jours, le faisait «querrier» de fureur, en vrai chacal qu’on voudrait affubler d’un manteau de levrette. Il apprit à manger à table, l’usage de la fourchette et de la cuiller, et à répondre, quand on lui demandait son nom, qu’au pays «i li dision Josaph».
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