Oui, sans doute, la patronne l'aiderait... Mais à quoi faire au juste? Et de quelle façon? Que pouvait-il lui demander?
Robert se rappela certaines colères terribles du patron. Il revit le regard qu'elle avait toujours eu et il sentait encore ce qui s'était passé en lui chaque fois.
Puis il pensa à Christophe et à Serge, à la vieille de Malataverne, aux maraudes, à tout ce qu'il devrait révéler à la patronne pour lui demander son aide. Alors, il baissa les yeux et n'osa plus la regarder.
Il avait fini sa soupe. Le patron s'était servi une deuxième assiette et continuait seul de manger. Le bruit de sa cuillère raclant l'assiette, la soupe retombant, sa bouche qui aspirait le pain trempé et le bouillon étaient les seuls bruits. Robert eut encore l'impression que le temps venait de s'arrêter.
La patronne se leva et emporta le fait-tout qu'elle posa sur la cuisinière.
Une fois la soupe terminée, le patron demanda si tous les clients des environs étaient venus chercher leurs outils. Elle donna les noms de ceux qui n'étaient pas passés. Elle était restée debout pour faire l'omelette et parlait, le dos tourné, tout en battant ses œufs dans un petit saladier posé sur le bord du réchaud à gaz. Robert ne quittait pas des yeux ses cheveux que le mouvement de son bras faisait danser sur ses épaules. Quand elle versa les œufs dans le beurre qui grésillait, il y eut un grand chuintement et elle se tut. Elle tenait le bol pour le laisser s'égoutter et, sous son bras levé, Robert aperçut un triangle de peau très blanche. Elle posa son bol, agita un peu sa poêle puis, se retournant à demi, elle se mit à parler du marché.
Robert se sentit rougir et baissa la tête. Il était assis le dos à la fenêtre; le jour diminuait de plus en plus et il se dit qu'on ne le remarquerait sans doute pas. Il pensa aussi que, le matin, au déjeuner, quand la patronne n'était pas là, il s'asseyait toujours à sa place, face à la fenêtre.
Elle parla longuement des prix et de ce qui s'était vendu le mieux. Elle expliqua ensuite qu'un garçon de Brussieu qui arrivait de la route nationale avec son cyclomoteur avait renversé une vieille dame de Saint-Laurent.
- Ils sont tous complètement cinglés, observa le patron. Moi, je dis qu'on devrait interdire les engins à moteur aux gamins.
Elle retourna son omelette, la laissa griller encore quelques instants, puis apporta la poêle sur la table. Elle coupa trois parts avec sa fourchette, servit le patron, Robert, puis elle-même. Ils mangèrent un moment sans rien dire et Robert pensait déjà qu'on ne parlerait plus du marché quand la patronne demanda:
- Est-ce que vous avez appris quelque chose de nouveau, là-haut, à propos de l'histoire des Bouvier?
- Quelle histoire?
Robert se pencha davantage vers son assiette. La patronne mangea une bouchée puis se mit à raconter. Quand elle s'interrompait, le patron hochait la tête et grognait en laissant retomber sa main sur la table:
- Bande de salopards! Bande de merdeux! Ça fait un moment que ça dure, ces histoires de maraudes. Et c'est sûrement toujours la même équipe. Il y en a des coups de pied au cul qui se perdent! Et dire qu'il n'y aura pas un chasseur pour leur envoyer une bonne seringuée de plomb dans les fesses!
- Cette fois, je crois qu'ils sont allés un peu fort. Ça risque vraiment de faire du bruit et les gendarmes ont l'air de vouloir s'en occuper sérieusement.
- Ce sera pas trop tôt, bon Dieu!
Le patron grommela encore longtemps puis il y eut un long silence quand ils commencèrent de manger les pommes de terre. Ensuite, ils parlèrent du chantier de la Combe-Calou, d'une facture qui était arrivée et qu'il fallait régler tout de suite et de plusieurs choses que Robert entendit comme s'il se fût trouvé très loin d'eux.
Le jour baissait. La nuit sortait de chaque angle de la pièce. La flamme bleue du gaz vibrait sous la bouilloire où l'eau commençait à chanter. Robert était arrivé à ne plus penser, à ne plus rien voir que le visage lointain de la patronne qui était la seule tache encore claire dans la pénombre où tout se confondait.
- On n'y voit plus rien, dit le patron, va éclairer, petit.
Robert mit quelques secondes à réagir. Il se leva, appuya sur l'interrupteur et revint s'asseoir. Il tenta de fermer à demi les yeux pour retrouver ce que la lumière avait chassé, mais tout était changé. Les patrons s'étaient mis à parler. Il les écouta. Chaque mot lui parvenait, il le comprenait mais rien pourtant de ce qu'ils disaient n'avait de sens pour lui.
Il mangeait. Il mangeait lentement et, pourtant, il sentait à présent la nécessité d'aller très vite prévenir Christophe.
Il fallait sortir, courir jusqu'à l'épicerie et le voir à tout prix. Robert le savait. Il se voyait en train de courir dans la grand-rue et sur la place, et cependant, il ne parvenait pas à manger plus rapidement.
Les voix s'éloignaient. Malgré la lumière, l'engourdissement revenait. Le visage de la patronne restait seul éclairé et Robert levait sans cesse la tête vers elle. Il n'avait plus envie de partir. Il allait rester là. Le patron s'en irait. Il demeurerait seul avec elle et ils se regarderaient sans parler. Et il n'aurait plus jamais envie de sortir.
À un certain moment, elle lui parlerait. Il s'approcherait d'elle pour lui répondre. Il l'appellerait Josiane; à voix basse. Elle sourirait en venant vers lui. Alors, tout serait facile...
Elle se leva, emporta la cocotte de fonte et servit ensuite le fromage. Ils mangèrent encore, puis le patron repoussa son assiette, balaya la toile cirée du tranchant de sa main pour poser devant lui sa blague à tabac, ses feuilles et son briquet. Alors, la patronne commença de débarrasser la table.
Robert ne la regardait plus, mais il voyait son ombre se déplacer dans la pièce. Il se répétait sans cesse: "Lève-toi... va trouver Christophe. Lève-toi... va trouver Christophe..."
La patronne essuyait la table. Quand elle passa derrière lui, il sentit son parfum. Elle se pencha et le tissu de sa jupe frôla la main de Robert qui frissonna. Il entendit quelques miettes de pain tomber sur le lino, puis la patronne lui dit:
- Eh bien, mon petit Robert, vous êtes mort de fatigue. Il faut aller vous coucher.
Il la regarda. Elle souriait. Un soupir monta en lui, il sourit à son tour, se leva, dit bonsoir et se dirigea vers la porte. Tandis qu'il sortait, le patron lui cria comme chaque soir:
- En partant, tire bien la grille de la cour... Et tâche d'être à l'heure demain matin!
TROISIÈME PARTIE
12
Le jour finissait. À l'ouest, au ras des montagnes, les nuages se teintaient de rouge. Les lampes de la rue étaient déjà allumées.
Le vent soufflait toujours et Robert demeura un moment le dos contre le mur de la maison. Il se sentait sans force et seul. Le visage de la patronne était devant lui. Il entendit plusieurs fois son prénom: "Josiane... Josiane".
Un coup de vent très fort s'engouffra dans la rue et Robert frissonna. Il se retourna pour regarder encore la cour de l'autre côté de la grille que le vent secouait. Il suffirait d'ouvrir. D'entrer. De marcher jusqu'à la porte de la cuisine...
Soudain, Robert haussa les épaules, repoussa le mur derrière lui de ses deux mains et s'élança sur le trottoir.
Sur un seuil, un homme et une femme bavardaient. À chaque pas qu'il faisait, Robert sentait un grand choc qui se répercutait jusque dans sa tête. La cuisine était là, devant lui, tiède et claire, et la patronne était assise à côté de lui.
Il se voyait ainsi. Et pourtant, il s'éloignait en courant de cette maison avec le sentiment qu'il ne pourrait jamais plus y revenir. Depuis qu'il avait fermé la porte de cette pièce, il ressentait quelque chose d'indéfinissable, quelque chose qui le suivait et qui lui faisait peur.
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