Mon devoir était de faire une visite à M. d'Astarac. Je me rendis chez ce grand alchimiste le dernier dimanche de novembre, après le dîner du midi. La distance est longue de la rue Saint-Jacques à la Croix-des-Sablons et l'almanach ne ment point, quand il annonce que les jours sont courts en novembre. Quand j'arrivai au Roule, il faisait nuit, et une brume noire couvrait la route déserte. Je songeais tristement, dans les ténèbres.
—Hélas! me disais-je, il y aura bientôt un an que pour la première fois je fis cette même route, dans la neige, en compagnie de mon bon maître, qui repose maintenant dans un village de Bourgogne, sur un coteau de vigne. Il s'endormit dans l'espérance de la vie éternelle. Et c'est là une espérance qu'il convient de partager avec un homme si docte et si sage. Dieu me garde de douter jamais de l'immortalité de l'âme! Mais il faut bien se l'avouer à soi-même, tout ce qui tient à une existence future et à un autre monde est de ces vérités insensibles auxquelles on croit sans en être touché et qui n'ont ni goût, ni saveur aucune, en sorte qu'on les avale sans s'en apercevoir. Pour ma part, je ne suis pas consolé par la pensée de revoir un jour M. l'abbé Coignard dans le paradis. Sûrement il n'y sera plus reconnaissable et ses discours n'auront pas l'agrément qu'ils empruntaient des circonstances.
En faisant ces réflexions, je vis devant moi une grande lueur qui s'étendait à la moitié du ciel; le brouillard en était roussi jusque sur ma tête, et cette lumière palpitait à son centre. Une lourde fumée se mêlait aux vapeurs de l'air. Je craignis tout de suite que ce ne fût l'incendie du château d'Astarac. Je hâtai le pas, et je reconnus bientôt que mes craintes n'étaient que trop fondées. Je découvris le calvaire des Sablons d'un noir opaque, sur une poudre de flamme, et je vis presque aussitôt le château, dont toutes les fenêtres flambaient comme en une fête sinistre. La petite porte verte était défoncée. Des ombres s'agitaient dans le parc et murmuraient d'horreur. C'étaient des habitants du bourg de Neuilly, accourus en curieux et pour porter secours. Quelques-uns lançaient par une pompe des jets d'eau qui tombaient dans le foyer ardent en pluie étincelante. Une épaisse colonne de fumée s'élevait au-dessus du château. Une pluie de flammèches et de cendres tombait autour de moi et je m'aperçus bientôt que mes habits et mes mains en étaient noircis. Je songeai avec désespoir que cette poussière qui remplissait l'air était le reste de tant de beaux livres et de manuscrits précieux, qui avaient fait la joie de mon bon maître, le reste, peut-être, de Zozime le Panopolitain, auquel nous avions travaillé ensemble dans les plus nobles heures de ma vie.
J'avais vu mourir M. l'abbé Jérôme Coignard. Cette fois, c'est son âme même, son âme étincelante et douce, que je croyais voir réduite en poudre avec la reine des bibliothèques. Je sentais qu'une part de moi-même était détruite en même temps. Le vent qui s'élevait attisait l'incendie, et les flammes faisaient un bruit de gueules voraces.
Avisant un homme de Neuilly, plus noirci encore que moi, et n'ayant que sa veste, je lui demandai si l'on avait sauvé M. d'Astarac et ses gens.
—Personne, me dit-il, n'est sorti du château, hors un vieux juif qu'on vit s'enfuir avec des paquets, du côté des marécages. Il habitait le pavillon du garde, sur la rivière, et était haï pour son origine et pour les crimes dont on le soupçonnait. Des enfants le poursuivirent. Et en fuyant il tomba dans la Seine. On l'a repêché mort, pressant sur son coeur un grimoire et six tasses d'or. Vous pourrez le voir sur la berge, dans sa robe jaune. Il est affreux, les yeux ouverts.
—Ah! répondis-je, cette fin était due à ses crimes. Mais sa mort ne me rend pas le meilleur des maîtres qu'il a assassiné! Dites-moi encore: n'a-t-on pas vu M. d'Astarac?
Au moment où je faisais cette question, j'entendis près de moi une des ombres agitées pousser un cri d'angoisse:
—Le toit va s'effondrer!
Alors je reconnus avec horreur la grande forme noire de M. d'Astarac qui courait dans les gouttières. L'alchimiste cria d'une voix éclatante:
—Je m'élève sur les ailes de la flamme, dans le séjour de la vie divine.
Il dit; soudain le toit s'abîma avec un fracas horrible, et des flammes hautes comme des montagnes enveloppèrent l'ami des Salamandres.
Il n'est pas d'amour qui résiste à l'absence. Le souvenir de Jahel, d'abord cuisant, s'adoucit peu à peu et il ne m'en resta qu'une irritation vague, dont elle n'était plus même l'unique objet.
M. Blaizot se faisait vieux. Il se retira à Montrouge, dans sa maisonnette des champs, et me vendit son fonds, moyennant une rente viagère. Devenu, en son lieu, libraire juré, à l' Image sainte Catherine , j'y fis retirer mon père et ma mère, dont la rôtisserie ne flambait plus depuis quelque temps. Je me sentis du goût pour mon humble boutique, et je pris soin de l'orner. Je clouai aux portes de vieilles cartes vénitiennes et des thèses ornées de gravures allégoriques qui y font un ornement ancien et baroque, sans doute, mais plaisant aux amis de bonnes études. Mon savoir, à la condition de le cacher avec soin, ne me fut pas trop nuisible dans mon trafic. Il m'eût été plus contraire, si j'eusse été libraire-éditeur, comme Marc-Michel Rey, et obligé, comme lui, de gagner ma vie aux dépens de la sottise publique.
Je tiens, comme on dit, les auteurs classiques, et c'est une denrée qui a cours dans cette docte rue Saint-Jacques dont il me plairait d'écrire un jour les antiquités et illustrations. Le premier imprimeur parisien y établit ses presses vénérables. Les Cramoisy, que Guy Patin nomme les rois de la rue Saint-Jacques, y ont édité le corps de nos historiens. Avant que s'élevât le Collège de France, les lecteurs du roi, Pierre Danès, François Votable, Ramus, y donnèrent leurs leçons dans un hangar où retentissaient les querelles des crocheteurs et des lavandières. Et comment oublier Jean de Meung qui, dans une maisonnette de cette rue, composa le Roman de la Rose? [3]
FIN
Ceci fut écrit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. (NOTE DE L'ÉDITEUR.)
Cette opinion est soutenue notamment dans un petit livre de l'abbé Montfaucon de Villars: Le comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes et mystérieuses suivant les principes des anciens mages ou sages cabbalistes. Il y en a plusieurs éditions. Je me contenterai de signaler celle d'Amsterdam (chez Jacques Le Jeune, 1700, in-18, figures) qui contient une seconde partie, qui n'est pas dans l'édition originale. (NOTE DE L'ÉDITEUR.).
Jacques Tournebroche ignorait que François Villon habita dans la rue Saint-Jacques, au Cloître-Saint-Benoît, la maison dite de la Porte verte. L'élève de M. Jérôme Coignard aurait pris sans doute plaisir à rappeler le souvenir de ce vieux poète qui, comme lui, connut diverses espèces de gens.
J'ai la jouissance de toute la maison, qui est vieille et date pour le moins du temps des Goths, comme il y paraît aux poutres de bois qui se croisent sur l'étroite façade, aux deux étages en encorbellement et à la toiture penchante, chargée de tuiles moussues. Elle n'a qu'une fenêtre par étage. Celle du premier est fleurie en toute saison et garnie de ficelles où grimpent au printemps les liserons et les capucines. Ma bonne mère les sème et les arrose.
C'est la fenêtre de sa chambre. On l'y voit de la rue, lisant ses prières dans un livre imprimé en grosses lettres, au-dessus de l'image de sainte Catherine. L'âge, la dévotion et l'orgueil maternel lui ont donné grand air, et, à voir son visage de cire sous la haute coiffe blanche, on jurerait une riche bourgeoise.
Читать дальше