Je le ramenai auprès du lit de mon bon maître, et nous le laissâmes seul avec le mourant.
Il sortit au bout d'une heure et nous dit:
—Je puis vous assurer que M. Jérôme Coignard meurt dans des sentiments admirables de piété et d'humilité. Je vais à sa demande, et en considération de sa ferveur, lui donner le saint viatique. Pendant que je revêts l'aube et l'étole, veuillez, madame Coquebert, m'envoyer dans la sacristie l'enfant qui sert chaque matin ma messe basse, et préparer la chambre pour y recevoir le bon Dieu.
Madame Coquebert balaya la chambre, mit une couverture blanche au lit, posa au chevet une petite table qu'elle couvrit d'une nappe; elle y plaça deux chandeliers dont elle alluma les chandelles, et une jatte de faïence où trempait dans l'eau bénite une branche de buis.
Bientôt nous entendîmes la sonnette agitée dans le chemin par le desservant, et nous vîmes entrer la croix aux mains d'un enfant, et le prêtre vêtu de blanc et portant les saintes espèces. Jahel, M. d'Anquetil, M. et madame Coquebert et moi, nous tombâmes à genoux.
— Pax huic domui , dit le prêtre.
— Et omnibus habiantibus in ea , répondit le desservant.
Puis M. le curé prit de l'eau bénite dont il aspergea le malade et le lit.
Il se recueillit un moment et dit avec solennité:
—Mon fils, n'avez-vous point une déclaration à faire?
—Oui, monsieur, dit l'abbé Coignard, d'une voix assurée. Je pardonne à mon assassin.
Alors, l'officiant, tirant l'hostie du ciboire:
— Ecce agnus Dei, qui tollit peccata mundi.
Mon bon maître répondit en soupirant:
—Parlerai-je à mon Seigneur, moi qui ne suis que poudre et que cendre? Comment oserai-je venir à vous, moi qui ne sens en moi-même aucun bien qui m'en puisse donner la hardiesse? Comment vous introduirai-je chez moi, après avoir si souvent blessé vos yeux pleins de bonté?
Et M. l'abbé Coignard reçut le saint viatique dans un profond silence, déchiré par nos sanglots et par le grand bruit que madame Coquebert faisait en se mouchant.
Après avoir été administré, mon bon maître me fit signe d'approcher de son lit et me dit d'une voix faible, mais distincte:
—Jacques Tournebroche, mon fils, rejette, avec mon exemple, les maximes que j'ai pu te proposer pendant ma folie, qui dura, hélas! autant que ma vie. Crains les femmes et les livres pour la mollesse et l'orgueil qu'on y prend. Sois humble de coeur et d'esprit. Dieu accorde aux petits une intelligence plus claire que les doctes n'en peuvent communiquer. C'est lui qui donne toute science. Mon fils, n'écoute point ceux qui, comme moi, subtiliseront sur le bien et sur le mal. Ne te laisse point toucher par la beauté et la finesse de leurs discours. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans les paroles, mais dans la vertu.
Il se tut, épuisé. Je saisis sa main qui reposait sur le drap, je la couvris de baisers et de larmes. Je lui dis qu'il était notre maître, notre ami, notre père, et que je ne saurais vivre sans lui.
Et je demeurai de longues heures abîmé de douleur au pied de son lit.
Il passa une nuit si paisible que j'en conçus comme un espoir désespéré. Cet état se soutint encore dans la journée qui suivit. Mais vers le soir il commença à s'agiter et à prononcer des paroles si indistinctes qu'elles restent tout entières un secret entre Dieu et lui.
A minuit il retomba dans un abattement profond et l'on n'entendait plus que le bruit léger de ses ongles qui grattaient les draps. Il ne nous reconnaissait plus.
Vers deux heures il commença de râler; le souffle rauque et précipité qui sortait de sa poitrine était assez fort pour qu'on l'entendît au loin, dans la rue du village, et j'en avais les oreilles si pleines que je crus l'ouïr encore pendant les jours qui suivirent ce malheureux jour. A l'aube, il fit de la main un signe que nous ne pûmes comprendre et poussa un grand soupir. Ce fut le dernier. Son visage prit, dans la mort, une majesté digne du génie qui l'avait animé et dont la perte ne sera jamais réparée.
M. le curé de Vallars fit à M. Jérôme Coignard des obsèques solennelles. Il chanta la messe funèbre et donna l'absoute.
Mon bon maître fut porté dans le cimetière attenant à l'église. Et M. d'Anquetil donna à souper chez Gaulard à tous les gens qui avaient assisté à la cérémonie. On y but du vin nouveau, et l'on y chanta des chansons bourguignonnes.
Le lendemain j'allai avec M. d'Anquetil remercier M. le curé de ses soins pieux.
—Ah! dit le saint homme, ce prêtre nous a donné une grande consolation par sa fin édifiante. J'ai vu peu de chrétiens mourir dans de si admirables sentiments, et il conviendrait d'en fixer le souvenir sur sa tombe en une belle inscription. Vous êtes tous deux, messieurs, assez instruits pour y réussir, et je m'engage à faire graver sur une grande pierre blanche l'épitaphe de ce défunt, dans la manière et dans l'ordre que vous l'aurez composée. Mais souvenez-vous, en faisant parler la pierre, de ne lui faire proclamer que les louanges de Dieu.
Je le priai de croire que j'y mettrais tout mon zèle, et M. d'Anquetil promit, pour sa part, de donner à la chose un tour galant et gracieux.
—J'y veux, dit-il, m'essayer au vers français, en me guidant sur ceux de M. Chapelle.
—A la bonne heure! dit M. le curé. Mais n'êtes-vous pas curieux de voir mon pressoir? Le vin sera bon cette année, et j'en ai récolté en suffisante quantité pour mon usage et pour celui de ma servante. Hélas! sans les fleurebers, nous en aurions bien davantage.
Après souper, M. d'Anquetil demanda l'écritoire et commença de composer des vers français. Puis, impatienté, il jeta en l'air la plume, l'encre et le papier.
—Tournebroche, me dit-il, je n'ai fait que deux vers, et encore ne suis-je pas assuré qu'ils sont bons: les voici tels que je les ai trouvés.
Ci-dessous gît monsieur Coignard.
Il faut bien mourir tôt ou tard.
Je lui répondis qu'ils avaient cela de bon de n'en point vouloir un troisième.
Et je passai la nuit à tourner une épitaphe latine en la manière que voici:
D. O. M. HIC JACET IN SPE BEATÆ ÆTERNITATIS DOMINUS HIERONYMUS
COIGNARD PRESBYTER QUONDAM IN BELLOVACENSI COLLEGIO
ELOQUENTIÆ MAGISTER ELOQUENTISSIMUS SAGIENSIS EPISCOPI
BIBLIOTHECARIUS SOLERTISSIMUS ZOZIMI PANOPOLITANI
INGENIOSISSIMUS TRANSLATOR
OPERE TAMEN IMMATURATA MORTE INTERCEPTO PERIIT ENIM CUM
LUGDUNUM PETERET JUDEA MANU NEFANDISSIMA ID EST A NEPOTE
CHRISTI CARNIFICUM IN VIA TRUCIDATUS ANNO ÆT LII° COMITATE FUIT
OPTIMA DOCTISSIMO CONVITU INGENIO SUBLIMI FACETIIS JUCUNDUS
SENTENTIIS PLENUS DONORUM DEI LAUDATOR FIDE DEVOTISSIMA PER
MULTAS TEMPESTATES CONSTANTER MUNITUS HUMILITATE SANCTISSIMA
ORNATUS SALUTI SUÆ MAGIS INTENTUS QUAM VANO ET FALLACI
HOMINUM JUDICIO SIC HONORIBUS MUNDANIS NUNQUAM QUÆSITIS SIBI
GLORIAM SEMPITERNAM MERUIT
Ce qui revient à dire en français:
ICI REPOSE,
dans l'espoir de la bienheureuse éternité,
MESSIRE JÉRÔME COIGNARD,
prêtre,
autrefois très éloquent professeur d'éloquence
au Collège de Beauvais,
très zélé bibliothécaire de l'évêque de Séez,
auteur d'une belle traduction de Zozime le Panopolitain,
qu'il laissa malheureusement inachevée
quand survint sa mort prématurée.
Il fut frappé sur la route de Lyon,
dans la 52e année de son âge,
par la main très scélérate d'un juif,
et périt ainsi victime d'un neveu des bourreaux
de Jésus-Christ.
Il était d'un commerce agréable,
d'un docte entretien,
d'un génie élevé,
abondait en riants propos et en belles maximes,
et louait Dieu dans ses oeuvres.
Il garda à travers les orages de la vie
une foi inébranlable.
Dans son humilité vraiment chrétienne,
Plus attentif au salut de son âme
qu'à la vaine et trompeuse opinion des hommes,
c'est en vivant sans honneurs en ce monde,
qu'il s'achemina vers la gloire éternelle.
Trois jours après que mon bon maître eut rendu l'âme, M. d'Anquetil décida de se remettre en route. La voiture était réparée. Il donna l'ordre aux postillons d'être prêts pour le lendemain matin. Sa compagnie ne m'avait jamais été agréable. Dans l'état de tristesse où j'étais, elle me devenait odieuse. Je ne pouvais supporter l'idée de le suivre avec Jahel. Je résolus de chercher un emploi à Tournus ou à Mâcon et d'y vivre caché jusqu'à ce que, l'orage étant apaisé, il me fût possible de retourner à Paris, où je savais que mes parents me recevraient les bras ouverts. Je fis part de ce dessein à M. d'Anquetil, et m'excusai de ne le point accompagner plus avant. Il s'efforça d'abord de me retenir, avec une bonne grâce à laquelle il ne m'avait guère préparé, puis il m'accorda volontiers mon congé. Jahel y eut plus de peine; mais, étant naturellement raisonnable, elle entra dans les raisons que j'avais de la quitter.
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