—Qu'avez-vous? Pourquoi avez-vous crié?
—Oui, pourquoi ai-je crié? dit-il d'une voix altérée, d'une voix nouvelle. Je ne savais pas que j'eusse crié. Tournebroche, n'avez-vous pas vu un homme? Il m'a heurté dans l'ombre assez rudement. Il m'a donné un coup de poing.
—Venez, lui dis-je, levez-vous, mon bon maître.
S'étant soulevé, il retomba lourdement à terre.
Je m'efforçai de le relever, et mes mains se mouillèrent en touchant sa poitrine.
—Vous saignez?
—Je saigne? Je suis un homme mort. Il m'a assassiné. J'ai cru d'abord que ce n'était qu'un coup fort rude. Mais c'est une blessure dont je sens que je ne reviendrai pas.
—Qui vous a frappé, mon bon maître?
—C'est le juif. Je ne l'ai pas vu, mais je sais que c'est lui. Comment puis-je savoir que c'est lui, puisque je ne l'ai pas vu? Oui, comment cela? Que de choses étranges! C'est incroyable, n'est-ce pas, Tournebroche? J'ai dans la bouche le goût de la mort, qui ne se peut définir… Il le fallait, mon Dieu! Mais pourquoi ici plutôt que là? Voilà le mystère! Adjutorium nostrum in nomine Domini… Domine, exaudi orationem meam…
Il pria quelque temps à voix basse, puis:
—Tournebroche! mon fils, me dit-il, prenez les deux bouteilles que j'ai tirées de la soupente et mises ci-contre. Je n'en puis plus. Tournebroche, où croyez-vous que soit la blessure? C'est dans le dos que je souffre le plus, et il me semble que la vie me coule le long des mollets. Mes esprits s'en vont.
En murmurant ces mots, il s'évanouit doucement dans mes bras. J'essayai de l'emporter, mais je n'eus que la force de l'étendre sur la route. Sa chemise ouverte, je trouvai la blessure; elle était à la poitrine, petite et saignant peu. Je déchirai mes manchettes et en appliquai les lambeaux sur la plaie; j'appelai, je criai à l'aide. Bientôt je crus entendre qu'on venait à mon secours du côté de Tournus, et je reconnus M. d'Astarac. Si inattendue que fût cette rencontre, je n'en eus pas même de surprise, abîmé que j'étais par la douleur de tenir le meilleur des maîtres expirant dans mes bras.
—Qu'est cela, mon fils? demanda l'alchimiste.
—Venez à mon secours, monsieur, lui répondis-je. L'abbé Coignard se meurt. Mosaïde l'a assassiné.
—Il est vrai, reprit M. d'Astarac, que Mosaïde est venu ici dans une vieille calèche à la poursuite de sa nièce, et que je l'ai accompagné pour vous exhorter, mon fils, à reprendre votre emploi dans ma maison. Depuis hier nous serrions d'assez près votre berline, que nous avons vue tout à l'heure s'abîmer dans une ornière. A ce moment, Mosaïde est descendu de la calèche, et, soit qu'il ait fait un tour de promenade, soit plutôt qu'il lui ait plu de se rendre invisible comme il en a le pouvoir, je ne l'ai point revu. Il est possible qu'il se soit déjà montré à sa nièce pour la maudire; car tel était son dessein. Mais il n'a pas assassiné l'abbé Coignard. Ce sont les Elfes, mon fils, qui ont tué votre maître, pour le punir d'avoir révélé leurs secrets. Rien n'est plus certain.
—Ah! monsieur, m'écriai-je, qu'importe que ce soit le juif ou les
Elfes; il faut le secourir.
—Mon fils, il importe beaucoup, au contraire, répliqua M. d'Astarac. Car, s'il avait été frappé d'une main humaine, il me serait facile de le guérir par opération magique, tandis que, s'étant attiré l'inimitié des Elfes, il ne saurait échapper à leur vengeance infaillible.
Comme il achevait ces mots, M. d'Anquetil et Jahel, attirés par mes cris, approchaient avec le postillon qui portait une lanterne.
—Quoi, dit Jahel, M. Coignard se trouve mal?
Et, s'étant agenouillée près de mon bon maître, elle lui souleva la tête et lui fit respirer des sels.
—Mademoiselle, lui dis-je, vous avez causé sa perte. Sa mort est la vengeance de votre enlèvement. C'est Mosaïde qui l'a tué.
Elle leva de dessus mon bon maître son visage pâle d'horreur et brillant de larmes.
—Croyez-vous aussi, me dit-elle, qu'il soit si facile d'être jolie fille sans causer de malheurs?
—Hélas! répondis-je, ce que vous dites là n'est que trop vrai. Mais nous avons perdu le meilleur des hommes.
A ce moment, M. l'abbé Coignard poussa un profond soupir, rouvrit des yeux blancs, demanda son livre de Boèce et retomba en défaillance.
Le postillon fut d'avis de porter le blessé au village de Vallars, situé à une demi-lieue sur la côte.
—Je vais, dit-il, chercher le plus doux des trois chevaux qui nous restent. Nous y attacherons solidement ce pauvre homme, et nous le mènerons au petit pas. Je le crois bien malade. Il a toute la mine d'un courrier qui fut assassiné à la Saint-Michel, sur cette route, à quatre postes d'ici, proche Senecy, où j'ai ma promise. Ce pauvre diable battait de la paupière et faisait l'oeil blanc, comme une gueuse, sauf votre respect, messieurs. Et votre abbé a fait de même, quand mademoiselle lui a chatouillé le nez avec son flacon. C'est mauvais signe pour un blessé; quant aux filles, elles n'en meurent pas pour tourner de l'oeil de cette façon. Vos Seigneuries le savent bien. Et il y a de la distance, Dieu merci! de la petite mort à la grande. Mais c'est le même tour d'oeil… Demeurez, messieurs, je vais quérir le cheval.
—Le rustre est plaisant, dit M. d'Anquetil, avec son oeil tourné et sa gueuse pâmée. J'ai vu en Italie des soldats qui mouraient le regard fixe et les yeux hors de la tête. Il n'y a pas de règles pour mourir d'une blessure, même dans l'état militaire, où l'exactitude est poussée à ses dernières limites. Mais veuillez, Tournebroche, à défaut d'une personne mieux qualifiée, me présenter à ce gentilhomme noir qui porte des boutons de diamant à son habit et que je devine être M. d'Astarac.
—Ah! monsieur, répondis-je, tenez la présentation pour faite. Je n'ai de sentiment que pour assister mon bon maître.
—Soit! dit M. d'Anquetil.
Et, s'approchant de M. d'Astarac:
—Monsieur, dit-il, je vous ai pris votre maîtresse; je suis prêt à vous en rendre raison.
—Monsieur, répondit M. d'Astarac, je n'ai, grâce au ciel, de liaison avec aucune femme, et je ne sais ce que vous voulez dire.
A ce moment, le postillon revint avec un cheval. Mon bon maître avait un peu repris ses sens. Nous le soulevâmes tous quatre et nous parvînmes à grand'peine à le placer sur le cheval où nous l'attachâmes. Puis nous nous mîmes en marche. Je le soutenais d'un côté; M. d'Anquetil le soutenait de l'autre. Le postillon tirait la bride et portait la lanterne. Jahel suivait en pleurant. M. d'Astarac avait regagné sa calèche. Nous avancions doucement. Tout alla bien tant que nous fûmes sur la route. Mais quand il nous fallut gravir l'étroit sentier des vignes, mon bon maître, glissant à tous les mouvements de la bête, perdit le peu de forces qui lui restaient et s'évanouit de nouveau. Nous jugeâmes expédient de le descendre de sa monture et de le porter à bras. Le postillon l'avait empoigné par les aisselles et je tenais les jambes. La montée fut rude et je pensai m'abattre plus de quatre fois, avec ma croix vivante, sur les pierres du chemin. Enfin la pente s'adoucit. Nous nous enfilâmes sur une petite route bordée de haies, qui cheminait sur le coteau, et bientôt nous découvrîmes sur notre gauche les premiers toits de Vallars. A cette vue, nous déposâmes à terre notre malheureux fardeau et nous nous arrêtâmes un moment pour souffler. Puis, reprenant notre faix, nous poussâmes jusqu'au village.
Une lueur rose s'élevait à l'orient au-dessus de l'horizon. L'étoile du matin, dans le ciel pâli, luisait aussi blanche et tranquille que la lune, dont la corne légère pâlissait à l'occident. Les oiseaux se mirent à chanter; mon bon maître poussa un soupir.
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