Jahel courait devant nous, heurtant aux portes, en quête d'un lit et d'un chirurgien. Chargés de hottes et de paniers, des vignerons s'en allaient aux vendanges. L'un d'eux dit à Jahel que Gaulard, sur la place, logeait à pied et à cheval.
—Quant au chirurgien Coquebert, ajouta-t-il, vous le voyez là-bas, sous le plat à barbe qui lui sert d'enseigne. Il sort de sa maison pour aller à sa vigne.
C'était un petit homme, très poli. Il nous dit qu'ayant depuis peu marié sa fille, il avait un lit dans sa maison pour y mettre le blessé.
Sur son ordre, sa femme, grosse dame coiffée d'un bonnet blanc surmonté d'un chapeau de feutre, mit des draps au lit, dans la chambre basse. Elle nous aida à déshabiller M. l'abbé Coignard et à le coucher. Puis elle s'en alla chercher le curé.
Cependant, M. Coquebert examinait la blessure.
—Vous voyez, lui dis-je, qu'elle est petite et qu'elle saigne peu.
—Cela n'est guère bon, répondit-il, et ne me plaît point, mon jeune monsieur. J'aime une blessure large et qui saigne.
—Je vois, lui dit M. d'Anquetil, que, pour un merlan et un seringueur de village, vous n'avez pas le goût mauvais. Rien n'est pis que ces petites plaies profondes qui n'ont l'air de rien. Parlez-moi d'une belle entaille au visage. Cela fait plaisir à voir et se guérit tout de suite. Mais sachez, bonhomme, que ce blessé est mon chapelain et qu'il fait mon piquet. Êtes-vous homme à me le remettre sur pied, en dépit de votre mine qui est plutôt celle d'un donneur de clystères?
—A votre service, répondit en s'inclinant le chirurgien-barbier. Mais je reboute aussi les membres rompus et je panse les plaies. Je vais examiner celle-ci.
—Faites vite, monsieur, lui dis-je.
—Patience! fit-il. Il faut d'abord la laver, et j'attends que l'eau chauffe dans la bouilloire.
Mon bon maître, qui s'était un peu ranimé, dit lentement, d'une voix assez forte:
—La lampe à la main, il visitera les recoins de Jérusalem, et ce qui était caché dans les ténèbres sera mis au jour.
—Que dites-vous, mon bon maître?
—Laissez, mon fils, répondit-il, je m'entretiens des sentiments propres à mon état.
—L'eau est chaude, me dit le barbier. Tenez ce bassin près du lit. Je vais laver la plaie.
Tandis qu'il passait sur la poitrine de mon bon maître une éponge imbibée d'eau tiède, le curé entra dans la chambre avec madame Coquebert. Il tenait à la main un panier et des ciseaux.
—Voilà donc ce pauvre homme, dit-il. J'allais à mes vignes, mais il faut soigner avant tout celles de Jésus-Christ. Mon fils, ajouta-t-il en s'approchant de lui, offrez votre mal à Notre-Seigneur. Peut-être n'est-il pas si grand qu'on croit. Au demeurant, il faut faire la volonté de Dieu.
Puis, se tournant vers le barbier:
—Monsieur Coquebert, demanda-t-il, cela presse-t-il beaucoup, et puis-je aller à mon clos? Le blanc peut attendre, il n'est pas mauvais qu'il vienne à pourrir, et même un peu de pluie ne ferait que rendre le vin plus abondant et meilleur. Mais il faut que le rouge soit cueilli tout de suite.
—Vous dites vrai, monsieur le curé, répondit Coquebert; j'ai dans ma vigne des grappes qui se couvrent de moisissure et qui n'ont échappé au soleil que pour périr à la pluie.
—Hélas! dit le curé, l'humide et le sec sont les deux ennemis du vigneron.
—Rien n'est plus vrai, dit le barbier, mais je vais explorer la blessure.
Ce disant, il mit de force un doigt dans la plaie.
—Ah! bourreau! s'écria le patient.
—Souvenez-vous, dit le curé, que le Seigneur a pardonné à ses bourreaux.
—Ils n'étaient point barbiers, dit l'abbé.
—Voilà un méchant mot, dit le curé.
—Il ne faut pas chicaner un mourant sur ses plaisanteries, dit mon bon maître. Mais je souffre cruellement: cet homme m'a assassiné, et je meurs deux fois. La première fois, c'était de la main d'un juif.
—Que veut-il dire? demanda le curé.
—Le mieux, monsieur le curé, dit le barbier, est de ne point s'en inquiéter. Il ne faut jamais vouloir entendre les propos des malades. Ce ne sont que rêveries.
—Coquebert, dit le curé, vous ne parlez pas bien. Il faut entendre les malades en confession, et tel chrétien, qui n'avait rien dit de bon dans sa vie, prononce finalement les paroles qui lui ouvrent le paradis.
—Je ne parlais qu'au temporel, dit le barbier.
—Monsieur le curé, dis-je à mon tour, M. l'abbé Coignard, mon bon maître, ne déraisonne point, et il n'est que trop vrai qu'il a été assassiné par un juif, nommé Mosaïde.
—En ce cas, répondit le curé, il y doit voir une faveur spéciale de Dieu, qui voulut qu'il pérît par la main d'un neveu de ceux qui crucifièrent son fils. La conduite de la Providence dans le monde est toujours admirable. Monsieur Coquebert, puis-je aller à mon clos?
—Vous y pouvez aller, monsieur le curé, répondit le barbier. La plaie n'est pas bonne; mais elle n'est pas non plus telle qu'on en meure tout de suite. C'est, monsieur le curé, une de ces blessures qui jouent avec le malade comme le chat avec les souris, et à ce jeu-là on peut gagner du temps.
—Voilà qui est bien, dit M. le curé. Remercions Dieu, mon fils, de ce qu'il vous laisse la vie; mais elle est précaire et transitoire. Il faut être toujours prêt à la quitter.
Mon bon maître répondit gravement:
—Être sur la terre comme n'y étant pas; posséder comme ne possédant pas, car la figure de ce monde passe.
Reprenant ses ciseaux et son panier, M. le curé dit:
—Mieux encore qu'à votre habit et à vos chausses, que je vois étendus sur cet escabeau, à vos propos, mon fils, je connais que vous êtes d'église et menant une sainte vie. Reçûtes-vous les ordres sacrés?
—Il est prêtre, dis-je, docteur en théologie et professeur d'éloquence.
—Et de quel diocèse? demanda le curé.
—De Séez, en Normandie, suffragant de Rouen.
—Insigne province ecclésiastique, dit M. le curé, mais qui le cède de beaucoup en antiquité et illustration au diocèse de Reims, dont je suis prêtre.
Et il sortit. M. Jérôme Coignard passa paisiblement la journée. Jahel voulut rester la nuit auprès du malade. Je quittai, vers onze heures de la soirée, la maison de M. Coquebert et j'allai chercher un gîte à l'auberge du sieur Gaulard. Je trouvai M. d'Astarac sur la place, dont son ombre, au clair de lune, barrait presque toute la surface. Il me mit la main sur l'épaule comme il en avait l'habitude et me dit avec sa gravité coutumière:
—Il est temps que je vous rassure, mon fils; je n'ai accompagné Mosaïde que pour cela. Je vous vois cruellement tourmenté par les Lutins. Ces petits esprits de la terre vous ont assailli, abusé par toutes sortes de fantasmagories, séduit par mille mensonges, et finalement poussé à fuir ma maison.
—Hélas! monsieur, répondis-je, il est vrai que j'ai quitté votre toit avec une apparente ingratitude dont je vous demande pardon. Mais j'étais poursuivi par les sergents, non par les Lutins. Et mon bon maître est assassiné. Ce n'est pas une fantasmagorie.
—N'en doutez point, reprit le grand homme, ce malheureux abbé a été frappé mortellement par les Sylphes dont il avait révélé les secrets. Il a dérobé dans une armoire quelques pierres qui sont l'ouvrage de ces Sylphes et que ceux-ci avaient laissées imparfaites, et bien différentes encore du diamant, quant à l'éclat et à la pureté.
"C'est cette avidité et le nom d' Agla indiscrètement prononcé qui les a le plus fâchés. Or sachez, mon fils, qu'il est impossible aux philosophes d'arrêter la vengeance de ce peuple irascible. J'ai appris par une voie surnaturelle et aussi par le rapport de Criton, le larcin sacrilège de M. Coignard qui se flattait insolemment de surprendre l'art par lequel les Salamandres, les Sylphes et les Gnômes mûrissent la rosée matinale et la changent insensiblement en cristal et en diamant.
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