Je m’assis, j’ouvris un livre, je ne sais pas lequel. Il avait dit : « Voilà de ma vie ». Un large morceau de l’histoire intime de ce grand homme simple était dans cette grande caisse de bois. Il allait la reprendre par les derniers jours, pour la finir par les premiers, en cette nuit où j’étais seul près de lui, sentant mon cœur crispé comme le sien.
Les premières lettres qu’il trouva étaient insignifiantes, lettres de vivants, connus ou non, intelligents ou médiocres. Puis il en déplia de longues qui le tinrent songeur. « C’est de madame Sand, dit-il, écoute. » Il me lut de beaux passages de philosophie et d’art, et il répétait, ravi : « Ah ! Quel bon grand homme de femme ». Il en trouva d’autres, de gens célèbres, d’autres de gens consacrés dont il soulignait les sottises avec forts éclats de voix. Il en classait beaucoup pour les garder. Un coup d’œil sur les suivantes lui suffisait pour les lancer au feu d’un mouvement brusque. Elles s’enflammaient, illuminant le vaste cabinet jusque dans ses coins les plus sombres.
Les heures passaient. Il ne parlait plus et lisait toujours. Il était dans la foule de ses disparus et de longs soupirs lui gonflaient la poitrine. De temps en temps il murmurait un nom, faisait un geste de chagrin, le geste vrai et désolé qu’on ne fait pas sur les tombes.
« En voilà de maman », dit-il. Il m’en lut aussi des fragments. Je voyais dans ses yeux des larmes briller puis couler sur ses joues.
Puis il s’égara de nouveau dans le cimetière des anciennes connaissances et des anciens amis. Il lisait peu ces papiers intimes et oubliés comme s’il eût voulu en avoir fini lui-même, et il se mit à en brûler, à en brûler des tas. On eût dit qu’à son tour il tuait ces déjà morts.
Quatre heures avaient sonné ; il trouva tout à coup, au milieu des lettres, un mince paquet, noué avec un étroit ruban ; et l’ayant développé lentement il découvrit un petit soulier de bal en soie, et dedans une rose fanée roulée dans un mouchoir de femme, tout jaune en son cadre de dentelles. Cela avait l’air du souvenir d’un soir, d’un même soir. Et il baisa ces trois reliques avec des gémissements de peine. Puis il les brûla, et s’essuya les yeux.
Le jour vint sans qu’il eût fini. Les dernières lettres étaient celles reçues dans sa jeunesse, quand il n’était plus enfant, quand il n’était pas homme encore.
Puis il se leva : « C’était, dit-il, le tas de ce que je n’avais voulu ni classer ni détruire. C’est fait : Va te coucher, merci ». Je rentrai dans ma chambre, mais je ne dormis pas. Le soleil se levait éclairant la Seine. Et je pensais : « Voilà une vie, une grande vie, c’est-à-dire : beaucoup de choses inutiles qu’on brûle, l’indifférent passe-temps de chaque jour, quelques souvenirs marquant de faits sentis, d’hommes rencontrés, des tendresses intimes de famille, et une rose flétrie, un mouchoir et un soulier de femme ». Voilà tout ce qu’il a eu, tout ce qu’il a éprouvé, goûté lui-même.
Mais dans sa tête, dans cette forte tête aux yeux bleus, l’univers entier passa depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Il a tout vu, cet homme, il a tout compris, il a tout senti, il a tout souffert, d’une façon exagérée, déchirante et délicieuse. Il a été l’être rêveur de la Bible, le poète grec, le soldat barbare, l’artiste de la Renaissance, le manant et le prince, le mercenaire Matho et le médecin Bovary. Il a été même aussi la petite bourgeoise coquette des temps modernes, comme il fut la fille d’Hamilcar. Il a été tout cela non pas en songe, mais en réalité, car l’écrivain qui pense comme lui devient tout ce qu’il sent, si bien que la nuit où Flaubert écrivit l’empoisonnement de madame Bovary, il fallut aller chercher un médecin, car il défaillait, empoisonné lui-même par le rêve de cette mort, avec des symptômes d’arsenic.
Heureux ceux qui ont reçu du « je-ne-sais-quoi » dont nous sommes en même temps les produits et les victimes, cette faculté de se multiplier ainsi par la puissance évocatrice et génératrice de l’Idée. Ils échappent, pendant les heures exaltées du travail ; à l’obsession de la vraie vie banale, médiocre et monotone ; mais, après, quand ils s’y réveillent, comment pourraient-ils se défendre du mépris et de la haine artistes dont débordait le cœur de Flaubert pour la réelle humanité.
Flaubert et sa maison
( L’Écho de Paris , 24 novembre 1890)
Le docteur Cloquet disait à Mme Flaubert, après avoir vu pour la première fois le jeune Gustave, grand et mince garçon de seize ans, aux cheveux bouclés tombant sur les épaules : « Votre fils, c’est l’Amour adolescent. »
Il était beau, alors, paraît-il, d’une beauté olympienne de jeune dieu grec.
Cette beauté physique dura peu. Un voyage en Orient le fatigua et l’alourdit, et il devint alors l’homme que nous avons connu, un grand, un fort, un superbe Gaulois, aux superbes moustaches, au nez puissant, aux sourcils épais abritant et couvrant un œil bleu d’oiseau de mer, taché au milieu d’une toute petite pupille noire, toujours mobile et qui regardait fixement, aiguë et troublante, agitée d’un incessant tremblement.
Puis, j’ai vu, au dernier jour, étendu sur un large divan, un grand mort au cou gonflé, à la gorge rouge, terrifiant comme un colosse foudroyé.
On a moulé cette tête puissante, et, dans le plâtre, les cils sont restés pris. Je n’oublierai jamais ce moulage pâle qui gardait, au-dessus des yeux fermés, les longs poils noirs qui couvraient jusqu’alors son regard.
Sa maison est devenue aujourd’hui une usine à pétrole.
Il n’existait pas peut-être en France une demeure plus littéraire et plus séduisante pour un écrivain.
Toute blanche, datant du XVII esiècle, séparée de la Seine par un gazon et par un chemin de halage, elle regardait la magnifique vallée normande qui va de Rouen au port du Havre.
Les grands navires, remorqués lentement vers la ville et vus des fenêtres du cabinet de travail de Flaubert, semblaient passer dans le jardin. Il les regardait, la face collée aux vitres, puis il retournait s’asseoir à sa table de travail, reprenait, dans son grand plat d’Orient, une des cent plumes d’oie qui dormaient là, et il se remettait à écrire en déclamant sa prose. Il veillait si tard chaque nuit que sa lampe servait de phare aux pêcheurs de la rivière.
Deux des fenêtres de ce cabinet, plein de livres et de souvenirs de voyage, s’ouvraient sur le jardin, dont les allées gravissaient la côte. Un immense tulipier les venait caresser. Presque jamais Flaubert ne quittait ce cabinet de travail, n’aimant pas marcher, car il répétait souvent que le mouvement n’est point philosophique.
Quelquefois, cependant, il allait se promener une demi-heure dans la longue avenue de tilleuls, à la hauteur du premier étage, allant de la maison au bout de la propriété. Pascal aussi avait marché sous ces tilleuls, car il demeura quelques jours sous ce toit.
On croit aussi que l’abbé Prévost y fit un court passage. Quand on montait jusqu’au haut du jardin, une admirable vue s’étendait sous les yeux. Le grand fleuve, semé d’îles couvertes d’arbres, descendait de Rouen vers Le Havre.
Sur la rive droite, en se tournant vers l’est, les cent clochers des églises rouennaises se dressaient dans le ciel brumeux, tandis que sur la rive gauche les innombrables cheminées d’usines de Saint-Sever, faubourg industriel, déroulaient dans le même firmament leurs crêpes onduleux de fumée noire.
Mais quand on se tournait vers l’ouest, c’était une longue vallée verte où coulait le fleuve. Sur les côtés, des forêts sombres, et, dans le fond, le grand serpent d’argent liquide qui glissait doucement vers la mer.
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