Comme elle lui reprochait vivement, dans chacune de ses réponses, de ne venir jamais la voir, et de se passer de sa présence avec une obstination humiliante, il lui donna un rendez-vous à Nantes, et le lui annonça ainsi avec la satisfaction triomphante d’un utile devoir accompli : « Songe donc que nous passerons ensemble tout un grand après-midi, la semaine prochaine ».
Ne semble-t-il pas que si on aime une femme d’un sentiment vrai, on doit désirer éperdument passer près d’elle tous les instants de sa vie ?
Gustave Flaubert fut dominé durant son existence entière par une passion unique et deux amours : cette passion fut celle de la Prose française ; un des amours pour sa mère, l’autre pour les livres.
Son être entier, depuis le jour où il pensa en homme jusqu’à celui où je le vis étendu, le cou gonflé, tué par l’effort effroyable de son cerveau, fut la proie de la Littérature, ou, pour être plus exact, de la Prose. Ses nuits étaient hantées par des rythmes de phrases. Pendant ses longues veilles dans son cabinet de Croisset où sa lampe allumée jusqu’au matin servait de signal aux pêcheurs de la Seine, il déclamait des périodes des maîtres qu’il aimait ; et les mots sonores, en passant par ses lèvres, sous ses grosses moustaches, semblaient y recevoir des baisers. Ils y prenaient des intonations tendres ou véhémentes, pleines des caresses et des exaltations de son âme. Rien, assurément, ne le remuait autant que de réciter aux quelques amis préférés de longs passages de Rabelais, de Saint-Simon, de Chateaubriand ou des vers de Victor Hugo qui sortaient de sa bouche comme des chevaux emportés.
De son admiration illimitée pour les maîtres de toutes les langues, de tous les temps et de tous les pays, naquit peut-être, en partie, son affreuse peine à écrire et l’impossibilité où il vivait d’être pleinement satisfait de l’accord mystérieux de sa forme et de sa pensée. Son idéal irréalisable lui venait d’une masse de souvenirs de choses très belles et très différentes. Il était épique, lyrique et en même temps observateur incomparable des vulgarités courantes de la vie. Et il dut, avec un effort surhumain, asservir et humilier son goût de la beauté plastique jusqu’à exprimer scrupuleusement tous les détails banals et quotidiens du monde.
Son érudition par conséquent fut peut-être aussi un peu une gêne pour sa production. Héritier de la vieille tradition des anciens lettrés qui étaient d’abord des savants, il possédait une érudition prodigieuse. Outre son immense bibliothèque de livres qu’il connaissait comme s’il venait d’achever de les lire, il conservait une bibliothèque de notes prises par lui sur tous les ouvrages imaginables consultés dans les établissements publics et partout où il avait découvert des œuvres intéressantes. Il semblait savoir par cœur cette bibliothèque de notes, citait de souvenir les pages et les paragraphes où on trouverait le renseignement cherché, inscrit par lui dix ans auparavant, car sa mémoire semblait invraisemblable. Il apportait aussi dans l’exécution de ses livres un tel scrupule d’exactitude qu’il faisait des recherches de huit jours pour justifier à ses propres yeux un petit fait, un mot seulement. Alexandre Dumas nous dit, parlant de lui en déjeunant : « Quel étonnant ouvrier, ce Flaubert, il varlopait une forêt pour faire chaque tiroir de ses meubles. »
Il eut besoin, en écrivant Bouvard et Pécuchet, d’une exception à une loi botanique, car, affirmait-il, il n’y a pas de règle sans exception, ce serait contraire au sens de production de la nature. Tous les botanistes de France furent interrogés et demeurèrent muets. Je lis cinquante courses pour cela. Enfin, le professeur du Muséum d’histoire naturelle découvrit la plante qu’il cherchait, et le délire de joie de Flaubert à cette nouvelle fut invraisemblable.
Il vivait donc presque toujours à Croisset, au milieu de ses livres, et près de sa mère. Ce fut un admirable fils, et plus tard un oncle admirable pour sa nièce, fille de sa sueur morte après ses couches.
Il montra dans toutes les circonstances de la vie un cœur d’enfant et des allures de croquemitaine. Il fut même un peu toujours sous la tutelle de cette mère, car la Prose française, à qui il appartenait complètement, n’est ni une femme de tête ni une directrice d’existence.
Ils passaient, tous deux, des années presque entières à Croisset, entre la Seine et la côte couverte d’arbres. Lui, enfermé dans son cabinet, regardait comme repos le pays par les fenêtres. Quand il collait à celles de la façade sa grande figure de Gaulois, il voyait monter vers Rouen les gros vapeurs noirs de charbon et les beaux trois-mâts d’Amérique ou de Norvège qui semblaient glisser dans son jardin, traînés par un petit remorqueur, mouche haletante, empanachée de fumée. Quand il regardait au contraire vers son petit parc, il apercevait à la hauteur du premier étage une longue allée de tilleuls, et tout près, ombrageant les vitres, un tulipier géant, qui était pour lui presque un ami.
Il vivait avec Mme Flaubert, comme deux vieux. Il montrait pour elle une déférence absolue, presque une obéissance de petit garçon, et un respect affectueux dont il était impossible de ne pas s’émouvoir.
Il avait horreur du mouvement, bien qu’il eût un peu voyagé autrefois et nagé avec joie. Toute son existence, tous ses plaisirs, presque toutes ses aventures furent de tête. Jeune il eut de grands succès de femmes et les dédaigna vite. Et pourtant son cœur semblait plein d’appel ; et sans avoir éprouvé peut-être aucune de ces grandes émotions qui brûlent un homme, il avait des souvenirs qui grandissaient avec le temps et devenaient poignants ainsi que tout ce qu’on laisse derrière soi.
Voici ce qui m’arriva juste un an avant sa mort.
Je reçus de lui une lettre où il me priait de venir passer deux jours et une nuit à Croisset afin de n’être pas seul en accomplissant une corvée pénible.
Quand il me vit entrer il me dit :
— « Bonjour mon bonhomme, merci d’être venu. Ça ne sera pas gai. Je veux brûler toutes mes vieilles lettres non classées. Je ne veux pas qu’on les lise après ma mort ; et je ne veux pas faire ça tout seul. Tu passeras la nuit sur un fauteuil, tu liras ; et quand j’en aurai trop nous causerons un peu ».
Puis il m’emmena faire quelques tours dans l’allée de tilleuls qui dominait la vallée de la Seine.
Depuis trois ans, il me tutoyait, m’appelant tantôt : « Mon bonhomme » et plus souvent : « Mon disciple ».
Je me rappelle que le jour où j’allai le voir ainsi à Croisset, nous causâmes, pendant toute la promenade sous les tilleuls, de M. Renan et de M. Taine, qu’il aimait et qu’il admirait beaucoup.
Puis nous dînâmes tous les deux dans la salle à manger du rez-de-chaussée. Ce fut un bon dîner copieux et fin. Il but quelques verres de vieux vin bordelais en répétant : « Allons, il faut que je me monte le bourrichon. Je ne veux pas m’attendrir ».
Revenus ensuite dans le grand cabinet tapissé de livres, il bourra et fuma quatre ou cinq des toutes petites pipes de faïence blanche vernie qu’il aimait tant, dont sa cheminée était couverte, et dont les tuyaux brunis par le tabac me faisaient regarder par moments sur sa table, dans un plat d’Orient, ses innombrables plumes d’oie au bec noirci d’encre.
Puis il se leva : « Aide-moi », dit-il. Nous passâmes dans sa chambre, longue pièce étroite donnant sur son cabinet. Sous un rideau tiré qui cachait des planches chargées d’objets, je vis une grande malle dont nous primes chacun une poignée pour la porter dans l’appartement voisin.
Nous la déposâmes devant la cheminée dont le feu flambait. Il l’ouvrit. Elle était pleine de papiers. « Voilà de ma vie, dit-il. Je veux en garder une partie, et brûler l’autre. Assieds-toi, mon bonhomme, et prends un livre. Je vais me mettre à détruire ça ».
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