Certes les peuples ne font jamais de trop belles funérailles à leurs grands hommes, et celui-là, qui méritait toutes les admirations, méritait aussi toutes les pompes. Mais n’est-ce pas une étrange façon d’honorer un mort que de violer, à peine a-t-il fermé les yeux, ses dernières volontés qui devraient être sacrées pour tous ?
N’avait-il pas demandé à être enseveli dans un simple cimetière auprès de ses enfants ?
Comment, un moribond, un être qui va quitter cette terre, à l’heure dernière où son âme semble ne plus être qu’une lueur de pensée dans le corps épuisé, ce moribond trouve la force, la volonté, la puissance d’esprit d’exprimer son désir suprême ; il le formule nettement, puis il expire, et, sous prétexte que ce mort est un grand homme, un peuple entier, pour célébrer sa gloire, méconnaît aussitôt son dernier vœu. C’est là presque une profanation, une profanation d’autant plus regrettable que pour tous ceux qui ont vraiment aimé le génie de ce grand rêveur, tous ceux qui ont cherché à pénétrer la pensée intime de son âme, ce quelque chose qui semble la source de l’inspiration, elle paraît blesser la religion même de son esprit, toute la religion de son cœur de poète.
Victor Hugo croyait en Dieu.
Il croyait en Dieu, par cette raison qu’il se considérait certainement comme une émanation importante et directe de Dieu.
Il n’était point de ces philosophes positifs pour qui les croyances ne sont qu’une question de logique, de science et de raisonnement ; et jamais il n’aurait admis que, la valeur d’un homme n’étant que relative, la terre n’étant qu’un insignifiant grain de poussière, le génie n’étant que la pensée un peu moins brute chez certains êtres (alors que la pensée de tous les hommes n’est qu’une lueur confuse à peine plus claire que l’intelligence des bêtes), le plus grand des humains pour un œil qui pourrait voir la création illimitée demeurerait aussi insignifiant ou aussi inaperçu que le plus petit des microbes.
C’est là d’ailleurs un des caractères les plus curieux des convictions religieuses que chacun constitue des formules suivant les tendances poétiques de son esprit, en prenant pour point de départ l’importance de l’homme, alors que l’importance de la Terre elle-même semble tout à fait négligeable dans l’ensemble des univers.
Cela revient à dire que chacun rêve son Dieu ou son Néant suivant sa nature. Les uns suivant leurs désirs confus et leurs aspirations, les autres suivant une logique un peu moins égoïste, mais tous avec l’impuissance de conception radicale de l’esprit humain, qui ne peut rien connaître en dehors de ce que lui ont révélé ses sens. Nous ne faisons jamais que combiner l’inconnu comparable au connu. Nous voyons le monde, les événements éternels ou passagers, les faits politiques ou particuliers, notre Dieu et nos amis, les objets, les choses, tout enfin, suivant la couleur de nos désirs et de nos espérances. Aussi les peuples ont toujours conçu leurs divinités selon le tempérament de leur race, selon leurs mœurs et les tendances de leur constitution cérébrale.
Ne pouvant rien connaître de certain, ne pouvant rien savoir de précis, il faut donc respecter ces rêves, et ne pas estimer le nôtre plus juste que celui du voisin, puisque ce ne sont là que des songes d’aveugles.
Cherchons donc comment Victor Hugo avait aperçu son créateur.
Poète admirable, inimitable poète, mais rien que poète, étranger à la science minutieuse autant qu’à la philosophie moderne, il concevait par grandes images un peu vagues, et son déisme parait avoir été une sorte de panthéisme poétique. Il devait parler à son Dieu comme à un frère aîné. Il le voyait s’occupant des petites bêtes et des petites fleurs, comme il s’en occupait lui-même ; et l’amour extrême qu’il avait pour les plantes, les sèves, les animaux, les enfants, pour toutes les productions et toutes les reproductions de la nature, n’était-il pas un signe bien certain de cette tendance panthéiste, de cette manière de concevoir Dieu comme un autre lui-même, plus grand, plus vaste, éternel, mais de même.essence, et attendri comme lui sur les choses qu’il avait créées.
Parmi tous ses superbes poèmes, les plus beaux peut-être sont ceux qui expriment ses croyances confuses et puissantes à la grande et universelle transformation, aux printemps fleuris faits de la sève des morts, aux brises parfumées qui portent en elles quelque chose de divin, de léger et d’insaisissable comme une émanation des âmes envolées.
Qu’on relise Pan et tant d’autres vers magnifiques, toutes les Contemplations, toute la Légende des Siècles, et on verra bien qu’il croyait à la transfusion de l’homme disparu dans la campagne reverdie, aux roses faites avec la chair décomposée, au génie des poètes émietté par la grande nature dans le gosier des oiseaux. S’il aimait tant les bois, les sources, les nuages, les arbres, les plantes, les insectes, tout ce qui vit obscurément, ce grand attendri, c’est qu’il sentait tout cela fait en partie avec la substance des hommes d’autrefois. Sur cette terre toute petite, rien ne disparaît, rien ne se perd, tout se transforme.
Pas un atome de matière, pas une parcelle de mouvement, pas une vibration de vie ne sont anéantis, mais tout cela forme sans cesse d’autre matière, d’autre mouvement et d’autre vie, et les éléments ne sont pas nombreux qui constituent toutes les choses du monde.
Voilà pourquoi il attendait la mort sans crainte, avec sérénité. Il ne se nommerait plus Victor Hugo, qu’importe ! Il serait un peu de parfum des fleurs, de la verdure des forêts et de l’air si doux des soirs d’été.
Et on l’a enfermé dans un cercueil de plomb, au fond d’un caveau noir, sous un énorme monument !
Mais toute son œuvre, tous ses vers crient qu’il voulait être mis dans la terre nue, à peine séparé d’elle par une planche légère, afin que les racines des herbes et des arbres vinssent le chercher, le prendre, le reprendre, le ramener sur la terre, l’emporter de nouveau dans le soleil et dans les brises.
Il est dans un cercueil de plomb, et le Panthéon pèse sur lui ! Et jamais il ne se mêlera, comme les autres, à l’éternelle et incessante résurrection des germes. Voilà ce qu’on appelle : honorer les grands morts !
Elle sera donc vraie pour lui, la plainte de la Momie, que nous a contée Louis Bouilhet :
« Aux bruits lointains ouvrant l’oreille,
Jalouse encor du ciel d’azur,
La momie en tremblant s’éveille
Au fond de l’hypogée obscur. […]
[…] Oh,dit-elle, de sa voix lente,
Être mort, et durer toujours.
Heureuse la chair pantelante
Sous l’ongle courbe des vautours. […]
[…] Pour plonger dans ma nuit profonde
Chaque élément frappe en ce lieu.
Nous sommes l’air ! nous sommes l’onde !
Nous sommes la terre et le feu !
Viens avec nous, la steppe aride
Veut son panache d’arbres verts.
Viens sous l’azur du ciel splendide,
T’éparpiller dans l’univers.
Nous t’emporterons par les plaines,
Nous te bercerons à la fois
Dans le murmure des fontaines
Et le bruissement des bois.
Viens. La nature universelle
Cherche peut-être en ce tombeau
Pour le soleil une étincelle !
Pour la mer une goutte d’eau ! […]
Читать дальше