Un garçon de vingt ans nous guide. Il a perdu tous les siens et il est demeuré lui-même deux jours enseveli sous les murs de son logis. Si les secours étaient venus plus tôt, dit-il, on aurait pu sauver deux mille personnes de plus. Mais les soldats ne sont arrivés que le troisième jour.
Le nombre des morts fut de quatre mille cinq cents environ. Il était à peu près dix heures un quart du soir quand la première secousse eut lieu. Le sol s’est soulevé, affirment les habitants, comme s’il allait sauter en l’air. En moins de cinq minutes la ville fut par terre. Le même phénomène se reproduisit, assure-t-on, les deux jours suivants, à la même heure, mais il ne restait plus rien à détruire.
Voici le grand hôtel des Étrangers, qui ne montre plus que ses murs rouges, déteints et pâlis, gardant encore son nom écrit en lettres noires. Cinquante-cinq personnes furent ensevelies dans la salle de bal, en pleine fête, jeunes filles et jeunes hommes, écrasés en dansant, enlacés, unis ainsi par la surprise de cette mort foudroyante, dans un mariage étrange et brutal qui mêla leurs chairs broyées.
Plus loin, on trouva quarante cadavres, ici vingt, là six seulement, dans une cave. Le théâtre étant construit en bois, les spectateurs furent épargnés. Voici les bains : trois grands établissements écroulés, où s’agitent toujours, au milieu des machines élévatoires disloquées, les sources chaudes venues du foyer souterrain, si proche qu’on ne peut plonger le doigt dans cette eau bouillante. La femme qui garde ces ruines perdit son mari et ses quatre filles sous les murs de la maison. Comment peut-elle vivre encore ?
Dans les débris de l’hôtel du Vésuve on retrouva cent cinquante cadavres ; sous les ruines de l’hôpital, dix enfants ; ici un évêque, là une famille très riche disparue tout entière en quelques secondes.
Nous montons et nous redescendons les rues en dos d’âne, car la ville était bâtie sur une suite de mamelons pareils à des vagues de terre. Et chaque fois que nous atteignons une hauteur, nous découvrons un large et superbe paysage. En face, la mer calme et bleue ; là-bas, dans une brume légère, la côte d’Italie, la côte classique aux rochers corrects ; le cap Misène la termine au loin, tout au loin. Puis, à droite, entre deux monticules, on aperçoit toujours la tête fumante et pointue du Vésuve. Il semble être le maître menaçant de toute cette côte, de toute cette mer, de toutes ces îles qu’il domine. Son panache s’en va lentement vers le centre de l’Italie, traversant le ciel d’une ligne presque droite qui se perd à l’horizon.
Puis, autour de nous, derrière nous, jusqu’au sommet de la côte, des vignes, des jardins, des vignes fraîches d’un vert si tendre, si doux ! La pensée de Virgile vous envahit, vous possède, vous obsède. Voilà bien la terre charmante qu’il aima, qu’il chanta, la terre où ont germé ses vers, ces fleurs du génie. De son tombeau, qui domine Naples, on voit Ischia.
Nous sortons enfin des ruines et voici la ville nouvelle où s’est réfugiée ce qui reste des habitants. C’est une pauvre cité de planches, une suite de cabanes en bois, de baraquements misérables. Cela rappelle les ambulances ou les installations hâtives des premiers colons débarqués sur une terre neuve. Dans tous les passages qui servent de rues entre ces cases, on voit grouiller beaucoup d’enfants.
Mais l’affreux petit vapeur nous appelle à coups de sifflet ; nous repartons pour rentrer dans Naples à la nuit tombante. C’est l’heure où les équipages vont quitter la promenade élégante de la Chiaia.
Elle s’étend, le long de la mer, bordée de l’autre côté par les hôtels riches et par un beau jardin plein d’arbres fleuris. Quatre lignes de voitures s’y croisent, s’y mêlent, comme au bois de Boulogne dans ses beaux jours, avec moins de luxe sérieux, mais avec plus de clinquant, de pétulance méridionale. Les chevaux ont toujours l’air de s’emporter, les cochers des fiacres et des corricoles à deux roues font toujours claquer leurs fouets. De fort jolies femmes brunes se saluent avec une grâce sérieuse de mondaines, des cavaliers caracolent, des gommeux napolitains, debout sur le trottoir, regardent le défilé et jettent des coups de chapeau aux dames souriantes des équipages.
Puis soudain tout se débande ; la foule des voitures s’élance vers la ville comme si une-barrière qui les arrêtait s’était rompue tout à coup. Tous les chevaux galopent, luttant de vitesse, excités par les cochers, soulevant des flots de poussière, de cette poussière aux mille odeurs, si spéciale à Naples.
C’est fini, la promenade est vide. Les étoiles paraissent peu à peu dans l’espace obscurci. Virgile a dit :
« Majoresque cadunt altis de montibus umbrae. »
Mais là-bas, un phare colossal s’allume, au milieu du ciel, un phare étrange qui jette de moment en moment des lueurs sanglantes ; de grandes gerbes de clarté rouge s’élancent en l’air et retombent comme une écume de feu. C’est le Vésuve. Les orchestres ambulants commencent à jouer sous les fenêtres des hôtels. La ville s’emplit de musique. Et des hommes, qu’on prendrait ailleurs pour d’honnêtes bourgeois, tant leur tenue est correcte, vous poursuivent en vous proposant les plus bizarres divertissements. Et si vous passez avec indifférence, ils multiplient à l’infini leurs offres aussi singulières que répugnantes. Vous vous efforcez de les fuir ; alors ils cherchent par quels appas invraisemblables ils éveilleront votre désir. L’arche de Noé contenait moins d’animaux qu’ils n’ont de propositions. Leur imagination s’enflamme par la difficulté de la victoire ; et ces Tamarins du vice, ne connaissant plus d’obstacle, vous offriraient le volcan lui-même, pour peu qu’on parût le désirer.
Aux critiques de « Bel-Ami »
( Gil Blas , 7 juin 1885)
UNE RÉPONSE
Nous recevons de notre collaborateur, Guy de Maupassant, la lettre suivante, que nous nous empressons de publier :
« Rome, 1er juin 1885.
Mon cher Rédacteur en chef,
Au retour d’une très longue excursion qui m’a mis fort en retard avec le Gil Blas , je trouve à Rome une quantité de journaux dont les appréciations sur mon roman Bel-Ami me surprennent autant qu’elles m’affligent.
J’avais déjà reçu à Catane un article de Montjoyeux, à qui j’ai écrit aussitôt. Il me semble nécessaire de donner quelques explications dans le journal même où a paru mon feuilleton. Je ne m’attendais guère, je l’avoue, à être obligé de raconter mes intentions, qui ont été fort bien comprises, il est vrai, par quelques confrères moins susceptibles que les autres.
Donc les journalistes, dont on peut dire comme on disait jadis des poètes : Irritabile genus , supposent que j’ai voulu peindre la Presse contemporaine tout entière, et généraliser de telle sorte que tous les journaux fussent fondus dans La Vie française , et tous leurs rédacteurs dans les trois ou quatre personnages que j’ai mis en mouvement. Il me semble pourtant qu’il n’y avait pas moyen de se méprendre, en réfléchissant un peu.
J’ai voulu simplement raconter la vie d’un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris, et qu’on rencontre dans toutes les professions existantes.
Est-il, en réalité, journaliste ? Non. Je le prends au moment où il va se faire écuyer dans un manège. Ce n’est donc pas la vocation qui l’a poussé. J’ai soin de dire qu’il ne sait rien, qu’il est simplement affamé d’argent et privé de conscience. Je montre dès les premières lignes qu’on a devant soi une graine de gredin, qui va pousser dans le terrain où elle tombera. Ce terrain est un journal. Pourquoi ce choix, dira-t-on ? Pourquoi ? Parce que ce milieu m’était plus favorable que tout autre pour montrer nettement les étapes de mon personnage ; et aussi parce que le journal mène à tout comme on l’a souvent répété. Dans une autre profession, il fallait des connaissances spéciales, des préparations plus longues. Les portes pour entrer sont plus fermées, celles pour sortir sont moins nombreuses. La Presse est une sorte d’immense république qui s’étend de tous les côtés, où on trouve de tout, où on peut tout faire, où il est aussi facile d’être un fort honnête homme que d’être un fripon. Donc, mon homme, entrant dans le journalisme, pouvait employer facilement les moyens spéciaux qu’il devait prendre pour parvenir.
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