Et pourquoi tant de lunettes et de pince-nez ? Parce que l’œil est fatigué trop jeune, fatigué par les livres, par les veilles, par le gaz, parce que tout l’appareil si délicat de vision est surmené avant que la croissance soit achevée.
Et tout cela pour rien, pour le plaisir d’abâtardir une race, car l’enfant ne peut profiter de ces connaissance accumulées, irraisonnées, jetées pêle-mêle, entassées dan un esprit trop faible. Cela entre dans la pensée, la fatigue puis s’efface, disparaît sans profit. Il faut que les organes de l’intelligence soient complètement formés pour qu’elle puisse travailler avec profit, et sans danger. La nubilité est indispensable pour les fonctions cérébrales, comme pour les fonctions animales.
On m’écrit encore : « N’est-ce pas à ce déplorable système qu’est due la décroissance constante de la stature humaine en France ? Remarquez qu’il faut abaisser tous les dix ans la taille réglementaire des soldats. »
Oui, assurément, et puisqu’on parle tant de patriotisme, ce serait certes une œuvre patriotique que d’élever les enfants de telle sorte qu’ils devinssent des hommes vigoureux. Or, le patriotisme, chez nous, est surtout de parade et de démonstration. Quand il est sincère, il se produit par élans impétueux et souvent intempestifs. Mais ce patriotisme muet, effectif et persévérant qui s’attacherait surtout à améliorer, dès le bas âge, une race entière, n’est guère dans la nature française.
Voyons les Anglais, pourtant dont la valeur intellectuelle se manifeste avec assez d’éclat et de succès pour qu’on ne la puisse contester : ils s’occupent d’abord des muscles et du corps. Ils ont des hommes de vingt ans capables d’étrangler des bœufs, une aristocratie qui boxe les lutteurs, plus fière de ses biceps que de sa noblesse, qui aime les jeux corporels comme on aime, chez nous, les plaisirs des sens !
Il existe chez nos voisins de grands collèges en pleine campagne, où l’on enseigne l’équitation, la natation et le reste avec autant de soin que les langues, l’histoire ou les mathématiques. L’enfant, là-dedans, ne fait travailler son esprit que jusqu’à l’heure du déjeuner. A partir de midi, la classe est fermée et la récréation commence pour durer jusqu’à la nuit. Cette méthode n’est-elle pas logique et sage ? Elle fait des soldats, des êtres au corps puissant dont l’esprit aussi est alerte et vigoureux, grâce à l’équilibre de toutes fonctions animales, des êtres capables de toutes les fatigues, de toutes les productions, et d’engendrer à leur tour des enfants sains et bien portants.
Une mère m’écrit encore qu’elle a bien songé à tous les inconvénients du collège et pourtant elle se voit forcée d’y enfermer son enfant âgé de douze ans seulement, parce qu’elle est contrainte, par les nécessités de l’existence, à voyager sans cesse avec son mari, leur profession exigeant des déplacements continuels.
« Que faire ? dit-elle. Je souffre sans cesse à la pensée de mon fils emmuré dans ces affreuses prisons. Mais je ne puis le garder près de moi. J’ai songé à l’envoyer dans une des grandes pensions d’Angleterre ; mon mari s’y est opposé. Nous sommes Français et nous voulons faire un Français de notre fils. Et soyez persuadé, Monsieur, qu’il y a en notre pays des milliers de familles dans notre cas ! »
Certes, il existe en France d’innombrables familles qui ne peuvent élever elles-mêmes leurs enfants, qui sont même forcées de se séparer d’eux de fort bonne heure pour mille raisons. Les officiers mariés, les boutiquiers, tous les petits ménages ne peuvent garder longtemps leurs garçons. Et combien de gens souffrent à la pensée de l’enfant qui grandit péniblement enfermé dans la boîte au latin, dans la boîte aux haricots, dans la boîte malpropre entre deux rues de Paris.
Mais que feraient-elles ? Il. n’existe pas en France une seule maison où l’on ait vraiment songé au développement physique de l’homme.
Il existe, il est vrai, un comité d’hygiène qui se réunit périodiquement dans une salle du ministère. On y discute, on y prend des résolutions et on y formule des vœux qu’on soumet au ministre. Le ministre les transmet aux commissions d’enseignement où siègent de vieux savants malingres qui haussent avec mépris leurs épaules bossues, en murmurant : « Si on tenait compte de tout ça, on ne pourrait pas seulement apprendre à lire. »
Et on ne tient pas compte de tout ça, en effet ; et les jeunes gens ne sont pas jolis, jolis, les jeunes gens myopes et poussifs qui se présentent au baccalauréat, après avoir emmagasiné, en dix ans d’études, moins de connaissances que n’en peut acquérir en dix mois un homme fait, maître de son intelligence.
Enfin on m’écrit ceci : « Si quelqu’un se mettait à la tête du mouvement, beaucoup d’hommes sont prêts à le suivre, à aider par tous les moyens en leur pouvoir, par leur influence et leur argent à la formation d’une ou de plusieurs grandes écoles, sur le modèle des écoles anglaises. »
C’est fort bien. Mais qui se mettrait à la tête du mouvement ? Il faudrait un homme mûr, sage, respecté, considérable ?
Le trouvera-t-on ?
Les amateurs d'artistes
( Gil Blas , 30 juin 1885)
Dans un charmant petit livre qui vient de paraître et qui s’appelle Sagesse de poche , l’auteur, Daniel Darc, nous dit entre autres mille vérités gaies ou sévères :
« Beaucoup de gens prétendent aimer les artistes, tandis qu’ils en ont seulement la curiosité. »
Certes, cela est d’une profonde et saisissante exactitude pour quiconque se mêle un peu à la vie mondaine du jour.
Comme nous avions déjà les amateurs de tableaux, les amateurs de bibelots, d’émaux, de faïences, d’ivoires, de tapisseries, etc., etc., nous avons aussi les amateurs d’artistes. Le mot « amateur » est excellent pour exprimer ceux ou celles dont parle Daniel Darc. L’amateur n’aime pas ; il pose pour aimer, il se fait gloire d’aimer telle chose, il en tire vanité ou profit, mais il n’en éprouve pas la jouissance profonde et secrète que donne le véritable amour. Il a sa galerie, sa collection, ses objets uniques qu’il montre avec orgueil, mais dont il ne se soucie, au fond, qu’en raison du plaisir ou de la réputation d’homme éclairé qu’ils lui donnent.
Donc, à côté des amateurs de peinture, de musique ou de littérature, nous avons la classe nombreuse, variée et délicieuse des amateurs de peintres, de musiciens et d’écrivains. Ces amateurs-là sont généralement des femmes, les unes vieilles, les autres jeunes.
Elles se subdivisent à l’infini.
Occupons-nous des principaux genres qu’on rencontre par la ville.
Les plus recherchés parmi les artistes sont assurément les musiciens. Certaines maisons en possèdent des collections presque complètes. Ces artistes ont d’ailleurs cet avantage inestimable d’être utiles dans les soirées. Mais les personnes qui tiennent à l’objet rare ne peuvent guère espérer en réunir deux sur le même canapé. Les maîtres ne s’aiment pas entre eux. Ajoutons qu’il n’est pas de bassesse dont ne soit capable une femme connue, une femme en vue pour orner son salon d’un compositeur illustre. Les petits soins qu’on emploie d’ordinaire pour attacher un peintre ou un simple homme de lettres deviennent tout à fait insuffisants quand il s’agit d’un fabricant de sons. On emploie vis-à-vis de lui des moyens de séduction et des procédés de louange complètement inusités. On lui baise les mains comme à un roi, on s’agenouille devant lui comme devant un Dieu quand il a daigné exécuter lui-même son « Regina Cœli ». On porte dans une bague un poil de sa barbe ; on se fait une médaille, une médaille sacrée gardée entre les seins au bout d’une chaînette d’or, avec un bouton tombé un soir de sa culotte après un vif mouvement du bras qu’il avait fait en achevant son « Doux Repos ».
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