LA COMTESSE
Peut-être sont-ce là de nobles sentiments,
Mais qui conviennent mieux aux maris qu’aux amants.
Vous, Boisrosé ?
YVES DE BOISROSÉ, embarrassé et se grattant le nez.
Ma foi… Je ne sais trop… madame,
C’est… comme un petit doigt… qui vous chatouille l’âme
Et la lèvre… et vous rend aussi gai qu’un pinson,
Ou bien vous met au corps un drôle de frisson,
Qui fait qu’on ne dort plus la nuit, et qu’on peut vivre
Sans manger, qu’on devient jaune comme du cuivre,
Qu’on a des maux de tête et des maux d’estomac,
Comme aux balancements des flots ou d’un hamac.
Mais j’ai trouvé remède à guérir cette fièvre,
C’est de boire au matin un grand coup de genièvre,
Sans quoi l’on deviendrait maigre comme un compas.
LA COMTESSE
LUC DE KERLEVAN
Oh ! moi, je ne sais pas.
SCENE IV
LA COMTESSE ; PIERRE DE KERSAC ; LUC DE KERLEVAN ; YVES DE BOISROSÉ ; JACQUES DE VALDEROSE ; ÉTIENNE DE LOURNYE ; SUZANNE D’ÉGLOU ; UN SOLDAT conduit par DEUX GARDES.
PIERRE DE KERSAC
UN GARDE
C’est un des soldats du comte.
PIERRE DE KERSAC
LE SOLDAT
LUC DE KERLEVAN
LE SOLDAT
PIERRE DE KERSAC
Quoi ! mort ? Que dis-tu ?
LA COMTESSE
LE SOLDAT
PIERRE DE KERSAC
LE SOLDAT
LUC DE KERLEVAN, le prenant au collet.
PIERRE DE KERSAC, le dégageant.
LE SOLDAT
On nous dit en partant que Jeanne de Penthièvre
Était dans Nantes avec deux mille hommes en tout.
C’était faux, les Anglais avaient monté leur coup.
Nous allions la rejoindre. Étant en avant-garde,
Un soldat, mon voisin, nous dit : « Plus je regarde,
Et plus ce bois remue et semble s’approcher,
Il ne fait pas de vent, et je vois se pencher
Les branches ; on dirait qu’il souffle une tempête. »
Chacun se mit à rire, et l’on trouvait fort bête
Ce soldat. Mais, soudain, tout le bois disparaît
Et l’on voit s’agiter alors une forêt
De piques, de cimiers anglais, et d’arbalètes
Qui font pleuvoir les traits et la mort sur nos têtes.
Chacun s’enfuit ; le comte est seul resté debout.
Blessé, perdant son sang, mais luttant jusqu’au bout.
Il garda son épée et ne voulut la rendre
A personne, criant : « Allons, venez la prendre ;
Par la pointe, messieurs, je vous la donnerai. »
Puis il tomba, le corps grandement perforé
D’un coup dont un Anglais l’atteignit par derrière.
LUC DE KERLEVAN
Et vous avez tous fui, lâches !
LE SOLDAT
La troupe entière
S’est dispersée à tous les coins de l’horizon.
LUC DE KERLEVAN
Kersac, point de pitié pour ces gueux. Ils vous ont,
Pour aller au combat, des pattes de tortue,
Et des jambes de cerf pour s’enfuir. On les tue
Comme des chiens. L’exemple est utile en ce temps.
Nous avons des fuyards au lieu de combattants,
Et l’Anglais va venir. Qu’on apporte une corde.
LE SOLDAT, tendant les mains vers la comtesse.
LA COMTESSE
Ayons au cœur plus de miséricorde.
Elle prend la cruche de vin et en présente elle-même un verre au soldat, qui le boit. Puis elle lui fait signe de sortir ; il s’en va avec les gardes.
Certes, mon âme est forte et sait tout endurer,
Mais je sens que mes yeux ont besoin de pleurer.
Quand on est femme, on a toujours cette faiblesse
De pleurer aussitôt que le malheur vous blesse :
C’est vrai. Mais nous avons cette fierté du moins
De ne jamais montrer nos pleurs à des témoins.
Allez, messieurs.
Ils sortent tous en s’inclinant.
SCENE V
LA COMTESSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
LA COMTESSE
Je puis enfin rire à mon aise !
Ah ! comme j’ai joué leur naïveté niaise !
Comme une femme est forte et vaut mieux qu’un soldat
Comme la ruse est grande à côté du combat !
C’est de moi qu’est venu ce que tu viens d’entendre.
C’est un piège profond que mes mains ont su tendre.
Écoute… je me fie à ta fidélité ;
Le comte est bien vivant : voilà la vérité.
Mais, en le disant mort, je deviens la maîtresse,
Et je garde les clefs de cette forteresse
Pour celui que j’attends et que j’aime, celui
Dont le nom comme un feu dans mon souvenir luit,
L’Anglais Gautier Romas !
SUZANNE D’ÉGLOU
Qu’as-tu fait là, cousine ?
Tu ne redoutes point la colère divine
Qui punit le parjure et l’infidélité ?
LA COMTESSE
Eh ! que veux-tu ? Pendant longtemps j’ai résisté,
Mais l’amour m’a saisie, a tordu ma pensée,
Comme un lutteur tombé je me sens terrassée.
SUZANNE D’ÉGLOU
Oh ! c’est très mal, cousine.
LA COMTESSE
Ah ! c’est mal. Et pourquoi ?
Avant de l’épouser, j’avais donné ma foi.
Mon père m’a jetée à lui ; lui, vieux, m’a prise,
Comme un objet quelconque et presque par surprise
Et parce qu’avec moi j’apportais un cadeau
Royal, trois grands châteaux et ma jeunesse en dot !
Moi, j’avais peur de lui, j’avais peur de mon père,
Je n’osai dire « non », mais est-ce qu’il espère
Qu’on est maître d’un cœur et qu’on prend un esprit
A cheval et l’épée au flanc comme il me prit,
De même qu’un butin qu’on rapporte ?
SUZANNE D’ÉGLOU
Oh ! prends garde…
Mais, ce soldat qui t’a servi, si quelque garde,
L’enivrant, apprenait par lui ta trahison ?
Un peu de vin suffit pour perdre la raison.
LA COMTESSE, montrant la cruche de vin.
Un peu de vin suffit pour perdre la mémoire,
Et je verse l’oubli lorsque je verse à boire.
Il est mort !
SUZANNE D’ÉGLOU
Ton mari, tu le hais. Mais, sinon
Pour lui, pitié du moins pour son nom.
LA COMTESSE
Quoi, son nom ?
Qui connaît hors d’ici sa splendeur dérisoire ?
C’est moi qui lui ferai sa place dans l’Histoire.
SUZANNE D’ÉGLOU
Oui, cousine, c’est vrai, mais par la trahison.
LA COMTESSE
Trahir ! Qui donc trahit dans cette guerre ? Ils ont
Tous trahi ! Jean de France et duc de Normandie
Livra-t-il pas Montfort au Roi par perfidie ?
Et Landerneau ? Guingamp ? Henry de Spinefort,
Traître, a-t-il ouvert Hennebont à Montfort ?
Livra-t-on pas Jugon pour cent deniers de rentes ?
Mais ils ont tous trahi de façons différentes !
L’évêque de Léon ? Laval ? et Malestroit ?
Et d’Harcourt ? Et Clisson, que fit périr le Roi
Par le bras du bourreau ? Cependant, leur mémoire
Est encor respectée et brillante de gloire.
Trahir ?… Ah ! j’ai trahi celui seul que j’aimais,
L’Anglais Gautier Romas, et je veux désormais
Lui demeurer fidèle et lui livrer le comte.
La vengeance est permise et n’est point une honte.
Entre les deux, mon cœur n’eut pas droit de choisir ;
J’étais à lui ; mais l’autre est venu me saisir.
Aujourd’hui, je me rends à mon bien-aimé maître.
Quand on a de l’audace, on cesse d’être un traître !
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