C'était dans la Bretagne, à l'époque terrible
Qu'on nomme la Terreur. Partout on se battait,
Moi, j'étais Vendéen ; je servais sous Stofflet.
Or, cela, dit, ici commence mon histoire.
On venait, ce jour-là, de repasser la Loire.
Nous étions demeurés, pétés en partisans,
Quelques braves amis, quelques vieux paysans,
Et moi leur chef, en tout peut-être une centaine,
Cachés dans les buissons qui contournaient la plaine,
Protégeant la retraite et cédant peu à peu.
Nos hommes, à la fin, avaient cessé le feu ;
Et l'on se dispersait, selon notre coutume,
Quand un soldat soudain, un Bleu, qui, je le présume,
S'était, grâce aux buissons, avancé jusqu'à nous,
Sauta dans le chemin et me tira deux coups
De pistolet. J'ouvris la tête de ce drôle ;
Mais j'avais, pour ma part, deux balles dans l'épaule.
Tout mon monde était loin. En prudent général,
J'enfonçai l'éperon aux flancs de mon cheval.
Alors, à travers champs, et la tête éperdue,
Comme un fou qui s'enfuit, j'allai, bride abattue ;
Tant qu'enfin, harassé, brisé, n'en pouvant plus,
Je tombai, tout en sang, au revers d'un talus.
Mais bientôt, prés de moi, je vis une lumière
Et j'entendis des voix. C'était une chaumière
Où je heurtai, criant : « Ouvrez, au nom du roi ! »
Et puis, à bout de force et tout midi de froid,
Je m'affaissai, soudain, en travers de la porte.
Suis-je resté longtemps étendu de la sorte ?
Je ne sais ; mais, alors que je repris mes sens,
J'étais dans un bon lit bien chaud ; de braves gens,
Attendant mon réveil avec inquiétude,
S'empressaient, m'entouraient, pleins de sollicitude ;
Et je vis, au milieu de ces lourdauds Bretons,
Comme un oiseau des bois couvé par des dindons,
Une enfant de seize ans ! ah ! marquise, marquise,
Quelle tête ingénue et quelle grâce exquise !
Comme elle était jolie avec ses cheveux blonds
Sous son petit bonnet, si soyeux et si longs,
Qu'une reine pour eux eût donné sa richesse !
Puis elle avait des pieds et des mains de duchesse ;
Si bien que je doutai très fort de la vertu
De sa grosse maman ; j'aurais pour un fétu
Vendu mes droits d'auteur, à la place du père.
Dieu ! Qu'elle était jolie avec sa mine austère
Et pudique ! Et durant quatre nuits et trois jours
Elle ne quitta pas mon chevet ; et toujours
Je la voyais auprès de moi, tantôt assise,
Tantôt debout, lisant dans son livre d'église
Et priant, mais pour qui ? Pour moi, pauvre blessé ?
Ou pour un autre ? Puis, son petit pied pressé
Allait, venait, trottait lestement par la chambre ;
Et puis, de ses yeux clairs et dorés comme l'ambre,
Elle me regardait ; car elle avait un œil
Jaune comme celui de l'aigle, et plein d'orgueil ;
Et même j'éprouvai, quand je vous vis, marquise,
Pour la première fois, une grande surprise,
En retrouvant cet œil et ce regard pareil
Qu'on eût dit éclairé d'un rayon de soleil.
Elle était, sur ma foi, si fraîche et si jolie
Que, presque à mon insu, j'avais fait la folie
De me mettre à l'aimer. Mais voilà qu'un matin
J'entendis le canon gronder dans le lointain.
Mon hôte entra soudain ; tout pâle et hors d'haleine :
« Les Bleus ! les Bleus ! dit-il, ils vont cerner la plaine,
Sauvez-vous ! » Cependant j'étais bien faible encor,
Mais je me dépêchai, car le temps pressait fort.
Comme un cheval frissonne au bruit de la trompette,
La fièvre du combat me montait à la tête.
Mais elle, tout de noir vêtue, et comme en deuil,
Quelques larmes aux yeux, m'attendait sur le seuil.
Elle tint l'étrier quand je me mis en selle ;
En galant chevalier je me penchai vers elle,
Et déposai gaiement un baiser sur son front.
Elle se redressa comme sous un affront ;
Un fauve éclair jaillit de sa fière prunelle,
Et rougissant de honte : « Ah ! : Monsieur », me dit-elle.
Certes, elle n'était point ce que j'avais pensé ;
Elle avait trop grand air, et j'avais offensé
Gauchement, lourdement, la noble jeune fille
L'enfant de quelque ancienne et fidèle famille
Que de vieux serviteurs cachaient au milieu d'eux,
Quand le père, avec nous, luttait contre les Bleus.
Ah ! je fis tout d'abord contenance assez sotte ;
Mais j'étais, en ce temps, quelque peu Don Quichotte,
Et tous les vieux romans tournaient le cerveau.
Aussi, de mon cheval, descendant aussitôt
Je fléchis humblement un genou devant elle,
Et je lui dis : « Pardon, pardon, mademoiselle ;
Ce baiser, croyez-moi, car je ne mens jamais,
N'est point d'un libertin ou d'un étourdi, mais,
Si vous le voulez bien, sera de fiançailles.
Je reviendrai, si le permettent les batailles,
Chercher gage d'amour que je vous ai laissé. »
Soit ! dit-elle en-riant. Adieu ! mon fiancé.
Elle me releva ; puis de sa main mignonne
M'envoyant un baiser : « Allez, on vous pardonne,
Dit-elle, et revenez bientôt, bel inconnu ! »
Et je partis…
Ne me disiez-vous point, tout à l'heure : « J'estime
Que l'homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux.
Il marche par le monde ; et, pour qu'il soit heureux,
Il faut qu'il ait trouvé, dans sa course incertaine,
L'autre moitié de lui ; mais le hasard le mène ;
Le hasard est aveugle et seul conduit ses pas ;
Aussi, presque toujours, il ne la trouve pas.
Pourtant, quand d'aventure il la rencontre, il aime.
Et vous étiez, je crois, la moitié de moi-même
Que Dieu me destinait et que je cherchais, mais
Je ne vous trouvai pas, et je n'aimai jamais.
Puis voilà qu'aujourd'hui, nos routes terminées,
Le sort unit, trop tard, nos vieilles destinées.
Trop tard, hélas, car vous n'êtes pas revenu !
Marquise, vous pleurez !..